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LES ARMES DES KRUPP

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LES ARMES DES KRUPP
William Manchester (1968)

Un mot qui évoque sans doute bien peu de choses chez les générations actuelles, sauf à lire certaines infos récentes comme celle-ci.

Les Canadiens se souviennent peut-être du slogan de la Canadian Pacific Railway en 1877 : « Pour votre sécurité le CPR SYSTEM utilise exclusivement des roues d'acier Krupp. »

Pour les derniers survivants de la génération de la seconde guerre mondiale toutefois, ce nom est encore susceptible de représenter le symbole même de la folie nazie dans toute son horreur : fabrication d'armement de toutes sortes et même camps de la mort.

S'il existait encore des survivants de la première guerre (mais la dernière est disparue le 4 février 2012), il évoquerait sans doute les fameux canons, en particulier la tristement célèbre « Grosse Bertha ».

C'est d'un livre un peu ancien (l'ultime révision date de 1968) dont j'aimerais vous parler aujourd'hui. L'auteur, William Manchester, y décrit avec un talent de conteur remarquable, une ironie glaçante et une précision méticuleuse l'histoire troublante d'une famille de puissants industriels qui régna quasiment sans partage sur le cœur industriel de l'Allemagne pendant près d'un siècle et dont la puissance a été ressentie par cinq générations d'Européens.

Mes excuses les plus plates pour la longueur de ce « résumé ». Le livre dont il est tiré fait après tout près de 800 pages et est d'une lecture tout-à-fait passionnante. Ce que je rapporte ici ne représente qu'une infime fraction du tout.

LES ARMES DES KRUPP (1587-1968)

« Le premier Krupp est sorti des bois. »écrit Manchester et il est vrai qu'on ne sait quasiment rien de lui. En janvier 1587, il inscrit son nom sur le registre des Marchands d'Essen. L'écriture est détestable et le nom peut se lire aussi bien Krupp que Krupe, Kripp ou Kripe. On est au moins sûr d'une chose : son prénom est Arndt et il va faire fortune grâce à la peste bubonique, rachetant à vil prix des terres de la région, pariant sur la vie, là où d'autres parient sur la mort.

En 1612, l'un de ses fils, Anton, épousa l'héritière de l'aîné des Krösen et adopta le métier de celui-ci. Il était armurier. Il fut le premier Krupp a vendre des canons.

Accumulant la fortune, les Krupp vont transformer celle-ci en acquisition de terrains pour finir par devenir ceux que l'on appellera « les rois sans couronne de Essen ».

A partir de 1749, toutefois, les Krupp commencèrent à traverser une première période noire qui aurait bien pu mettre fin à la dynastie. Les derniers héritiers mâles se révélant aussi falots et incompétents les uns que les autres, c'est quasi par miracle que l'un d'entre eux – Friedrich Jodocus – parvint à éviter la faillite tout en conservant les précieux actes de propriété.




Friedrich (1787-1826)

C'est un peu plus tard que sa veuve – Hélène Amalie – commença à s'intéresser à une nouvelle industrie : celle des hauts-fourneaux. Son fils Peter Friedrich Willem s'était révélé décevant et était décédé à l'âge de quarante-deux ans. Hélène reporta ses espoirs sur son petit-fils Friedrich, faisant l'acquisition de mines de charbon et d'une forge. Ainsi entra dans l'histoire le véritable fondateur de la dynastie : FRIED. KRUPP VON ESSEN. De tous ceux qui devaient le suivre, il se révèlera comme étant de loin le plus incompétent.

Les années qui suivirent représentèrent un long combat entre l'irrationalité de Friedrich et le cartésianisme de sa Grossmutter qui s'efforça avec persévérance d'arranger les dégâts causés par son petit-fils, profitant de sa santé fragile, aussi bien au physique qu'au mental.

Hélas, personne n'est éternel. En 1810, Hélène Amalie passa l'arme à gauche, laissant sa fortune à Friedrich. Celui-ci se lança dans son grand-oeuvre : le secret de l'acier fondu. Le procédé n'avait rien de nouveau, mais au grand agacement de Napoléon, il avait été découvert en 1740 par un Anglais : Benjamin Huntsman, et ils en avaient gardé le monopole. Napoléon offrit une récompense de 4 000 francs à ceux qui seraient capable de reproduire l'exploit.

Le 20 septembre 1811, Friedrich créa sa Gusstahlfabrik... dans un simple appentis pas plus grand qu'un cabinet noir de photographie. Mais fabriquer des lingots nécessitait autre chose que des muscles. Friedrich déménagea donc près d'un petit cours d'eau et fit l'acquisition d'un marteau-pilon de 450 livres.

Friedrich décida de prêter allégeance à Napoléon en décembre 1812, juste au moment où celui-ci se perdait dans les neiges russes. La fin de l'Empire rétablit le commerce avec la Grande-Bretagne. Friedrich n'avait pas découvert le secret et c'était le moment de lever le pied. Il fit l'exacte opposé et six mois après l'abdication de Napoléon un conseil de famille se réunit et Friedrich dut faire de même : plus question de toucher à l'acier... jusqu'en mars 1815 où il fit une nouvelle tentative avec un officier prussien prétendant être en possession d'un « brevet de fabrication de l'acier en creuset ».

Nouvel échec, nouveau conseil de famille, nouvelle fermeture... jusqu'en 1816 où il parvint enfin à produire de l'acier, mais non fondu. Avec celui-ci il put enfin produire des limes... et des baïonnettes.

En 1818, Friedrich déménagea à nouveau dans une nouvelle usine au bord de la Berne. Énième bévue :  la Berne était un cours d'eau intermittent et quand l'eau baissait, la roue s'arrêtait. Complètement ruiné, il se réfugia avec sa famille dans une simple cabane, se laissant sombrer dans une profonde déprime et décéda en 1826.

Fin des Krupp ? Que nenni ! Friedrich avait laissé des héritiers. Son ainé : Alfred, âgé de quatorze ans, n'avait qu'une hâte, la bière mise en terre : retourner à l'usine.

Alfred (1812-1887)

Alfred, on le verra, était un homme plus qu'étrange : déterminé et névrosé. Comme son père avant lui, il était capable de s'enfermer dans sa chambre des semaines durant pour ruminer. Il avait une peur panique du feu et adorait l'odeur du crottin de cheval, qu'il trouvait particulièrement enrichissante. Insomniaque, il passait ses nuits à rédiger des notes que ses ouvriers trouvaient le matin sur leurs établis. Perfectionniste, il s'acharna à transformer ses ouvriers en soldats industriels.

Son incroyable détermination était pourtant basée sur un mensonge. Lors des funérailles du paterfamilias, sa veuve avait lancé :

« L'affaire ne souffrira en aucune manière car mon mari a pris la précaution d'apprendre à mon fils aîné le secret de la fabrication de l'acier fondu. »

C'était condamner l'héritier à d'affreux tourments. Sans cesse, il s'acharnerait à retrouver des souvenirs, paroles, sensations, bruits et odeurs... qui n'avaient jamais été.

Le 27 janvier 1827, malgré tous les aléas provoqués par la Berne, Alfred put écrire triomphalement qu'il venait enfin de réussir à créer un acier « qui tolère parfaitement la soudure ». Cette année-là, il équilibra son budget pour la première fois. En mars 1834, muni d'une valise pleine d'échantillons, il partit jouer les colporteurs et rentra avec un carnet de commandes complet.

Il est bien connu qu'à force de répéter un mensonge, celui-ci prend la force de la vérité. Ainsi, Alfred ne cessant de mettre en avant la renommée et la prospérité de ses ateliers, la chose finit par être acceptée bien avant que d'être réalité.

En 1838, il décida de partir pour sa Mecque : Sheffield. Le problème, c'est que son expédition, dont le but était de découvrir les derniers secrets des anglais, fut un fiasco total. Il faut dire qu'Alfred y mit du sien en décidant de se faire passer pour un aristocrate britannique... alors qu'il ne parlait pas un mot d'anglais. Le principe de Huntsman était connu de tous depuis presque vingt ans et sa comédie ne lui valut que moqueries et vexations.

Peu à peu, Alfred en vint à parler de « mon usine », « mon atelier », « mon marteau », « ma fiancée », « mon enfant ». Cette façon de voir avait quelque chose de moyenâgeuse. Pas plus qu'à l'époque de la chevalerie,  on ne pouvait partager un château entre les héritiers. Ce fut le premier pas vers la « doctrine Krupp ». Désormais, la fortune Krupp reviendrait à l'aîné des enfants.

Premiers pas vers l'industrie de l'armement.

En 1843, il produisit son premier canon.

Le 24 février 1848, Alfred devint l'unique propriétaire de l'usine... au moment même où, à Paris, les Parisiens prenaient d'assaut les Tuileries. Alfred fit proclamer l'état de siège, licencia quelques supposées fortes têtes et enrégimenta ses Kruppianer. Cela ne fit rien pour nuire à sa popularité, bien au contraire. Les travailleurs de l'époque étaient déjà habitués à un tel traitement et ces actions ne firent que renforcer la révérence des Kruppianer pour leur « Baron ». La Ruhr était sous régime autocratique.

En 1849, cela faisait maintenant deux ans que son canon en acier prenait la poussière à l'arsenal de Spandau. Furieux, Alfred finit par convaincre la Commission des essais d'artillerie à faire ce pour quoi elle était payée. Le rapport de la commission fut positif mais condescendant. Le canon était efficace, mais l'armée préférait s'en tenir aux bons vieux canons en bronze et en fer. Après tout, comme le commenta l'inspecteur général du matériel d'artillerie de Berlin, « les anciens canons de bronze avaient prouvé leur supériorité à Waterloo. »

En attendant des jours meilleurs, Alfred développa sa branche « chemins de fer », signant un contrat avec la Cologne-Minden Eisenbahn pour des ressorts en acier moulé. Et c'est justement à Cologne qu'il fit la connaissance de sa future épouse : Bertha Eichoff, de vingt ans sa cadette, qu'il poursuivit sans relâche jusqu'à ce qu'elle dise ja.

Dès le départ, ce mariage était condamné, Alfred était un hypocondriaque qui avait épousé une hypocondriaque. Les nouveaux mariés s'installèrent dans leur Gartenhaus, une horreur architecturale installée au beau milieu de l'usine, constamment envahie de fumées et vibrant sous le fracas des marteau-pilons.

Néanmoins, Bertha réussit, le 17 février 1854 à mettre au monde un fils... malade et chétif, qui reçut le nom de Friedrich Alfred. Alfred décida de dénommer de même son nouveau et plus gros marteau-pilon Schmiedhammer Fritz. C'en était trop pour Bertha qui quitta définitivement la Ruhr.

Quoi qu'il en fut, son cher canon commençait à intéresser du monde : le tsar Nicolas II et Wilhelm Friedrich Ludwig von Hoenzollern, le futur Guillaume Ier. Wilhelm était un homme de guerre. Il serait pour Alfred un puissant protecteur.

En 1855, Alfred présenta, à l'occasion de l'exposition universelle de Paris, un lingot d'un poids formidable de cent mille livres. Le plancher n'y résista pas et Alfred s'enfuit à Pyrmont. Il avait tort de s'en faire. Le lingot impressionna le monde et certains y virent un coup publicitaire. Les propositions de créations d'usines en France et aux USA affluèrent. Tout requinqué, Alfred présenta son nouveau canon de douze en acier fondu. Napoléon III ordonna de procéder à des essais. Trois mille coups ne parvinrent pas à en venir à bout et Alfred fut fait chevalier de la Légion d'honneur. Il faillit également commander 300 pièces de douze, mais faillit seulement, pour préférer finalement passer commande au Creusot.

Alfred se mit à offrir des canons à toute l'Europe. Les Russes firent des essais et durent reconnaître la supériorité de l'acier sur le bronze après quatre-mille coups tirés. A l'unanimité, les généraux décidèrent de conserver le canon comme curiosité au musée de l'artillerie de la forteresse Pierre et Paul.

De toute façon, Alfred lorgnait d'autres marchés. En janvier 1852, il avait réussi à réaliser des roues de trains sans soudure par usage de la force centrifuge. Le succès fut fulgurant et, en 1875, Alfred prit pour marque de fabrique trois cercles entrelacés.

Malheureusement pour lui, Alfred n'était pas seulement un génie hypocondriaque. Il était également paranoïaque et voyait des espions partout. Il commit ainsi l'erreur d'interdire l'entrée de son usine au banquier August von der Heydt... qui n'était rien moins que ministre du commerce de Prusse. Il s'en fit un ennemi mortel. Outré, le ministre décréta de s'en tenir au strict minimum pour les commandes de roues Krupp, préférant les roues en acier puddlé. Cette disgrâce devait durer jusqu'en avril 1860, lorsque son altesse le régent Guillaume rendit publiquement hommage à la dynastie Krupp.

Le Roi soldat.

Il était temps. Alfred songeait sérieusement à abandonner leur production pour se consacrer aux « arts de la paix ». Une commande de 312 pièces de six tomba à point nommé. Par ailleurs, en octobre Frédéric-Guillaume IV rejoignit le Walhalla. Guillaume était roi de Prusse. L'avènement du roi-soldat annonçait celui de trois guerres sanglantes et les Krupp, désormais intimement associés au destin du Volk, deviendraient les premiers industriels du pays.

En attendant, Alfred poursuivait ses innovations. Parmi celles-ci, le canon à chargement par la culasse. Une fois de plus, il trouva ses plus formidables opposants dans le corps des officiers. Alfred fit une demande d'approbation de brevet qui atterrit sur le bureau du baron von Roon, dit « Roon le rustre ». Celui-ci s'en servit d'une façon que la décence nous interdit de préciser ici et s'en vanta auprès de ses collègues de l'Offizierskorps. Roon ne renonça à contrecœur que lorsque l'Angleterre et la France acceptèrent le brevet. Dans un sens, il n'avait pas eu tort. Le mécanisme du coin était défectueux. On ne s'en aperçut que six ans plus tard, sur le champ de bataille. A partir de 1860, Krupp livra des canons à la Russie, à la Hollande, à la Belgique, à l'Espagne, à la Suisse et à l'Angleterre. Tout cela avec l'approbation tacite de Berlin, alors même qu'il avait promis à Roon que jamais il ne vendrait un canon « qui pourrait un jour se retourner contre la Prusse. »

En 1863, Alfred se réjouit de vendre des canons à la marine britannique, mais s'affirma dégouté à Bismarck lorsqu'il apprit avec horreur que la marine prussienne comptait acheter des canons Armstrong se chargeant par la gueule. Armstrong, Schneider, Krupp, les nuages sombres s'amoncelaient sur l'Europe.

Le Kanonenkönig.

A l'automne, il vendit pour un million de thalers à la Russie. Cette commande exigeait la construction d'une nouvelle usine et un recrutement intensif. Un journal berlinois le surnomma Kanonenkönig. Le surnom fit le tour de l'Europe et devait se transmettre dans la famille de génération en génération.

A partir des années 60, Alfred rebâtit entièrement la Gusstahlfabrik et se lança dans une course effrénée à l'achat de mines de charbons. Certaines de ses acquisitions étaient toutefois parfaitement ridicules, comme le brevet Bessemer qui, tout en convenant à la transformation de charbon pur était aussi inutile à l'utilisation du charbon allemand – riche en phosphore – qu'un autre trou dans le sol.

En janvier 1864, la Prusse et l'Autriche arrachèrent le Schleswig-Holstein au Danemark.

En 1866, l'usine Krupp fonctionnait à plein rendement : roues de trains pour les Etats-Unis, canons pour le Bade, le Wurtemberg, la Bavière, l'Autriche et surtout la Prusse. Ces acquisitions furent surtout fructueuse pour cette dernière lorsqu'elle déclara la guerre à l'alliance formée par la Bavière, le Bade, le Wurtemberg, la Saxe, le Hanovre et l'Autriche. En sept semaines, l'affaire était réglée.

La guerre, toutefois, mit en lumière les défectuosités des canons Krupp. De nombreux servants avaient été massacrés dans l'explosion de leurs pièces de quatre et de six. Alfred se réfugia à Nice auprès de Bertha. Heureusement pour lui – hélas pour tous les autres – l'armée avait changé d'avis. Elle raffolait des canons en aciers et les ingénieurs d'Alfred éliminèrent le défaut de l'angle des rainures des blocs de culasse.

En 1867 survint la crise du duché du Luxembourg que Napoléon III tenta d'annexer, sans succès. Entre temps, Alfred présenta à la nouvelle exposition universelle de Paris un monstre de cinquante tonnes avec un affut de quarante. Les artilleurs français furent enchantés, mais une fois de plus la raison d'état prévalu et le dossier Krupp fut refermé.

En 1868, les récompenses et les médailles venant de tous les pays s'accumulaient. Alfred était furieux : il venait d'apprendre que Berlin s'intéressait aux canons britanniques de 22 centimètres. Pour lui, qui ne voyait rien de mal à vendre aux autres, c'était une trahison inacceptable. L'humiliation fut évitée en recueillant les témoignages des amiraux du tsar, tous favorables aux Krupp de 20 et 22 cm.

La guerre Franco-Prussienne.

En 1870, Berlin et Paris en vinrent aux mains. Krupp s'alita. Il avait des problèmes de logement. En 1864, il avait décidé de se lancer dans la construction d'une demeure à sa mesure. Située à l'écart de la Gusstahlfabrik, ce serait une folie digne de Versailles, dessinée par le plus grand architecte de son temps, à savoir Alfred Krupp : la villa Hügel. Toujours friand de l'odeur du fumier, il décida que son bureau se situerait juste au-dessus des écuries. Quand elle fut achevée, on compta 156 pièces, d'autres allèrent jusqu'à 300.

Alors quoi ? Le 19 juin, le prince Léopold de Hoenzollern décida d'accepter la couronne d'Espagne. Paris refusa. Ce fut l'affaire de la dépêche d'Ems fomentée par Bismarck. Le 19 juillet, ce fut la guerre. Alfred aurait du être fou de joie. Il y avait toutefois un problème : ses plans de construction étaient fondés sur l'utilisation de la pierre des carrières de Chantilly.

Le monde avait les yeux sur la France. Personne n'imaginait une victoire autre que française, et écrasante, de surcroît. Les Français avaient le fusil Chassepot d'une portée deux fois supérieure au Dreyse. Ils avaient aussi la première mitrailleuse. Malheureusement, leur artillerie était déficiente, inférieure de 30% à celle de la Prusse et entièrement composée de canons de bronze. Les canons Krupp écrasèrent impitoyablement tout cela sous leur feu. Le 2 septembre, Napoléon fit sa reddition dans des conditions humiliantes à Sedan et partit en exil.

Alfred fit du démarchage, proposant au ministre Roon des canons gratuits... que Roon refusa. Qu'à cela ne tienne, Alfred se proposa de prouver son patriotisme en faisant don de la somme de 120 000 thalers pour la Fondation nationale Victoria pour les Invalides, rajoutant des dons aux veuves de guerre et envoyant son propre hôpital en France.

Mais la guerre n'était pas finie. L'Empire était perdu, Paris s'était soulevé, proclamant la république. Gambetta décréta une levée en masse. C'était sans espoir. Croyant soutenir un vainqueur, Autriche, Italie et Danemark avaient offert leurs services. Maintenant, ils se retiraient sur la pointe des pieds. Le 19 septembre, Paris était complètement isolée. Chaque jour voyait la chute de trois à quatre cent obus tirés jusqu'à la distance insensée de 6 850 mètres.

Les Parisiens tentèrent de rompre l'encerclement à l'aide de ballons. Alfred mit au point le premier canon de DCA au monde, lançant une grenade de trois livres à 608 mètres. Le 28 janvier 1871, après 113 jours de siège, Paris capitula. Dix jours plus tôt, Guillaume avait été proclamé Kaiser du nouveau Reich à Versailles. A Essen, les commandes affluèrent du monde entier. Mais pour la Prusse, c'était une autre affaire.

Le général Podbielski tenta de convaincre le Kaiser que la vitesse des canons à la bouche était « sans grande importance ». Roon suggéra de revenir aux canons de bronze. Des essais furent organisés à nouveau : bronze contre acier. L'acier triompha.

En  1873, le tsar commanda cinq cents canons. Non sans cynisme, Alfred les fit faire « plus lourd et, par conséquent moins manœuvrables. »

L'empire grandit, Alfred s'humilie.

Alfred poursuivit la construction de son empire, ordonnant la construction de quatre bateaux, l'acquisition de mines, le rachat de concurrents. Puis, en septembre, les Français finirent de payer leurs réparations de guerre et ce fut la débâcle, entraînant faillites bancaires à travers l'Europe et, franchissant l'Atlantique, contraignant Wall Street à fermer pendant dix jours.

A la grande consternation de ses conseillers financiers, Alfred continua à investir. Refusant catégoriquement la transformation de Krupp en société par actions, il en appela à l'Empereur. La réponse du chancelier de fer fut un Nein tonitruant. Alfred se coucha.

On fit venir des médecins. L'un d'eux – Schweninger – obtint des résultats remarquables en se plaçant devant le lit de son patient en hurlant : « LEVEZ-VOUS ! » Il lui fit une prescription : plus de cigares, un verre de vin rouge par jour et de l'air frais. Alfred accepta la première recommandation, tricha sur la seconde avec un verre de deux litres et ignora la troisième. Le second médecin – Künster – diagnostiqua une hypocondrie frisant la maladie mentale, et fut éconduit.

Mais les médecins ne pouvaient rien contre les créanciers. A contrecœur, Alfred fit venir des experts-comptables qui diagnostiquèrent une surévaluation chronique de ses biens. Alfred estima ses besoins à dix millions. Ils étaient plutôt de 30.

Le 4 avril 1874, Alfred dut signer « un document honteux » imposé par un groupe de dix financiers. Afin de toucher les fonds désirés, il devrait accepter la nomination d'un contrôleur des comptes. C'était son propre agent – Karl Meyer – ce qui ne l'empêcha pas de dénoncer la capitulation de la firme devant les Judenschwindler qui étaient pourtant absent de la table de négociation. Il devint parfaitement exécrable avec les membres du Prokura. Deux d'entre eux choisirent de se laisser mourir, un autre se désintéressa de l'affaire et le dernier l'ignora.

Néanmoins la villa Hügel était achevée. Alfred se mit aussitôt à la détester cordialement, et la villa le lui rendit bien : le chauffage ne fonctionnait pas et en été on y crevait de chaud du fait du toit en fer et des fenêtres scellées.

Les années 1880 virent le développement de l'industrie sidérurgique américaine. On ne pouvait encore le comprendre mais les conséquences pour l'Europe seraient catastrophiques : avec la fermeture du marché américain, les industriels européens n'auraient d'autres choix que de se lancer dans une course aux armements aux conséquences inimaginables. S'il voyait aussi loin, Alfred s'en fichait. Pour lui, seul l'établissement d'une force militaire teutonique invincible serait capable de préserver la paix en Europe.

En 1875, Gilchrist Thomas mit au point le procédé fondamental de fabrication de l'acier qui éliminait le problème du phosphore. L'Alsace et la Lorraine – perdues par la France – étaient riches en gisements de fer contenant du phosphore. Désormais, cela valait la peine de se battre pour elles.

Alfred, employeur modèle... et paternaliste.

Essen et la Ruhr s'étaient fortement développées. Alfred avait recruté des centaines de travailleurs qui vivaient dans des taudis. Pour éviter le choléra, il ordonna au Prokura de bâtir des logements familiaux, des baraquements pour les vieux avec les services essentiels, et pour finir, des écoles... laïques. Bismarck avait rompu les relations diplomatiques avec le Vatican.

Par ailleurs, obsédé par les sociaux-démocrates et les syndicalistes, il rédigea – le 4 septembre 1872 – le document le plus important de l'histoire des Krupp et par extension de l'industrie allemande : la constitution fondamentale du Konzern, le Generalregulativ. Celui-ci énonçait leurs devoirs aux Kruppianer. En échange, ils avaient droit à « des soins médicaux, des fonds de secours... un plan de retraite, des hôpitaux et des maisons de retraite. » Ce plan serait repris dans les décennies suivantes par Guillaume II et Hitler. En retour, Alfred se transforma en véritable Big Brother. Ses ouvriers ne pouvaient voter SPD (il décida que les sociaux-démocrates seraient renvoyés sans préavis), étaient constamment surveillés et enrégimentés. Il y avait des amendes pour tout et plus de policiers Krupp que de policiers d'Essen. Un serment de fidélité était exigé de chaque employé. Enfin, chaque Kruppianer était tenu de considérer le lit conjugal comme un lieu de travail afin « de fournir à l'État beaucoup de sujets loyaux et de créer une race spéciale de travailleurs pour l'usine. »

A l'exposition universelle de Philadelphie en 1876, Alfred exposa un monstre de 60 tonnes tirant des obus d'une demi-tonne. Ne trouvant pas d'acquéreur, il l'offrit au sultan de Turquie. Un autre cadeau plus modeste qu'il fit au général chinois Li Hong-Tchang – un petit chemin de fer modèle - lui permit de maintenir la production de la Gusstahlfabrik en matériel ferroviaire à l'heure où les commandes américaines se tarissaient.

Course aux armements et soutien impérial.

A l'heure où les dames allemandes devaient descendre du trottoir pour laisser passer des Offiziere, le prestige de Krupp était à son sommet. Aussi lorsque les Français remportèrent un contrat pour des canons avec la Serbie, la presse de Bismarck se déchaîna, colportant de terribles récits de canoniers serbes réduits en charpie par l'explosion de leurs pièces. Alfred perdit également des contrats en Belgique et au Japon, mais c'était là l'exception. Sa clientèle comprenait la Suisse, la Hollande, le Portugal, la Suède, le Danemark, l'Italie, la Russie, la Belgique, l'Argentine, la Turquie, le Brésil, la Chine, l'Égypte, l'Autriche et tous les Balkans à l'exception de Belgrade. A travers le monde, 24 576 canons Krupp étaient braqués les uns sur les autres.

En 1876, Alfred eut vent de la dernière charge de l'armée contre Essen. « Si Krupp pouvait vendre à l'étranger, pourquoi eux ne pouvaient-ils pas acheter à l'étranger ? » Le 29 mars, il rencontra Sa Majesté. L'entrevue fut fort courtoise, bien que si un autre se fut exprimé comme Alfred le fit, il aurait certainement fini dans un cachot. Sa Majesté était priée de s'aligner. Sa Majesté condescendit.

Puis vint le tour de la Marine royale. Lors de manœuvres, des canons explosèrent, pulvérisant leurs artilleurs. Les experts détachés durent reconnaître qu'ils étaient défectueux. La Marine refusa d'acheter un seul Krupp de plus sans une garantie. Refuser aurait été d'une suprême arrogance. Alfred traita la demande de aussgeschlossen. Ce serait ouvrir la porte à toutes les fenêtres, y compris aux exigences du plus petit dictateur sud-américain. Berlin ordonna, la Marine abdiqua.

En 1874, Alfred avait fait l'acquisition d'un champ de tir de trois kilomètres de long, puis d'un autre de 6 561 mètres qui se révéla insuffisant avant même que d'être achevé. La concurrence avait les même problèmes. Alfred trouva ce qu'il lui fallait à Meppen, fit signer 120 baux différents et aménagea l'endroit qui devint le plus vaste champ de tir au monde. Des représentants du monde entier furent invités à assister aux essais (à l'exception des Turcs – pour ne pas froisser les Russes – et des Français, par égard pour Berlin).  Ceux du général Albedyll de la suite de Sa Majesté furent consternés de découvrir qu'à Essen, l'allemand était la seule langue qu'on ne parlait pas.

Vint l'affaire du Panzerkanone. Alfred voulait un canon immense, fixe et protégé d'un bouclier impénétrable. Son immobilité le condamnait déjà aux yeux des militaires. Moltke fit remarquer que pointer serait impossible, Voigts-Rhetz qu'aucun humain ne survivrait au bruit de la décharge. Alfred, une fois de plus, trouva la solution. Elle était plus folle qu'on ne pouvait l'imaginer. Il proposa de s'asseoir lui-même derrière son blindage tout en prenant des notes pendant que des canons de calibres toujours plus grands feraient feu sur lui. On fit ainsi, et après plusieurs minutes de tir, il émergea intact. Le dernier jour des essais, on conduisit un groupe de Kruppianer terrifiés dans la tourelle. Ils en ressortirent après une canonnade intense, indemnes quoique provisoirement sourds. Il n'y eut pas de commandes.

En 1882, Alfred reçut la visite de sa chère et tendre. Fritz, leur fils, souhaitait se marier. Elle ne pouvait choisir pire moment. Alfred venait de perdre une partie de dominos avec un membre du Prokura et il était très, très mauvais perdant. Puisque son épouse exigeait une réponse immédiate, ce fut : « Nein ! » Bertha fit ses bagages, tous ses bagages. Du grand escalier de pierre, il lui cria « Ne sois pas absurde ! Pense à ce que tu fais, Bertha ! » Plus jamais il ne la revit. Il finit par consentir au mariage, mais Bertha ne revint pas.

Alfred était seul : les membres de sa famille étaient décédés où fâchés avec lui. Le seul homme en qui il avait confiance était son représentant britannique – Alfred Longsdon – et il vivait en Angleterre. Le 13 avril 1885, il lui écrivit qu'il envisageait une guerre générale en Europe. Bien sûr l'Allemagne et la Grande-Bretagne seraient alliées. Le 14 juillet 1887, Alfred Krupp décéda d'une crise cardiaque. Une bonne raison de plus de faire la fête à Paris.

Le corps fut exposé pendant trois jours dans le grand hall du château, puis il fut transporté jusqu'à l'usine où il passa des allées composées de 12 000 Kruppianer brandissant des flambeaux. Ensuite, il fut exposé brièvement au Stammhaus, la petite maison où son père avait rendu son dernier soupir et dans laquelle tout avait été préservé à l'identique. Enfin, un affut de canon le transporta jusqu'au caveau familial.

En 1956, les restes de toute la famille (à l'exception du fondateur, que l'on avait perdu) furent transférés dans un nouveau caveau, à Bredeney, près d'Essen. La statue d'Alfred domine tout le reste.

Friedrich Alfred Krupp (1854 – 1902)

Pour beaucoup, Friedrich peut apparaître comme une sorte d'accident de l'histoire, du moins une parenthèse. Il fut le premier (et le dernier) des généreux philanthropes de la Ruhr. Il détestait la violence et dit un jour à Guillaume II : « Ma fortune est ma malédiction. Sans elle j'aurais voué ma vie à l'art, à la littérature et à la science. » ll n'en devint pas moins l'un des hommes les plus haïs du Reich, à tel point que sa tombe dut être gardée vingt-quatre sur vingt-quatre par des Kruppianer. C'était pourtant un homme brillant, et, à sa manière plus capable qu'Alfred. Les deux hommes n'auraient pu être plus différents : Alfred était un hypocondriaque à la santé de fer, Friedrich, malgré une robuste apparence était une petite chose fragile et à l'inverse de son prédécesseur qui avait été appelé Herr Krupp, il demeura « Fritz » toute sa vie.

Gras, myope et placide, il ne s'intéressait qu'à la flore et à la faune, à tel point qu'Alfred songea sérieusement à le déshériter.

Alfred était une machine à écrire et Fritz suivit ses recommandations à la lettre, à commencer par l'interdiction formelle de transformer Krupp en société par actions et d'avoir« les meilleurs rapports avec le futur Kaiser que moi avec l'actuel. »

Fritz ne pouvait échapper à ses devoirs. Il crut y parvenir en se faisant appeler sous les drapeaux. Ce fut un échec. Les dragons le démobilisèrent pour « myopie, crises d'asthme et corpulence. » Alfred convoqua son ancien médecin : Ernst Schwezinger. « ALLONGEZ-VOUS ! » lui ordonna t-il. Après examen, il conclu à un « Rhumatisme articulaire » et recommanda un séjour dans la vallée du Nil, accompagné de son collègue Schmidt.

A peine l'héritier parti, Alfred l'inonda de lettres et d'instructions. Le docteur Schmidt prit une mesure radicale et embarqua Fritz sur un vapeur remontant le Nil... sans rien en dire à personne. A partir de là, les lettres d'Alfred ne reçurent plus la moindre réponse à son grand mécontentement. Lorsque le vapeur parvint à bon port, le bon docteur ramena à Essen de bonnes nouvelles. Fritz, lui était resté en arrière pour inspecter un lot de canons Krupp.

Ascencion.

Alors que le caractère d'Alfred allait de pire en pire dans ses dernières années, Fritz, par contrecoup, développa par instinct de survie un talent extraordinaire pour l'intrigue. Ce fut lui qui représenta la firme partout où cela était nécessaire, persuadant à l'occasion de précieux collaborateurs de renoncer à leur démission après des entrevues orageuses avec son père.

Lorsqu'il se maria, ce fut avec l'aide de deux alliés puissants : sa mère et sa fiancée, Margarethe von Ende. Il est fort probable que celle-ci fut d'ailleurs choisie par sa mère.

Margarethe était une suffragette avant l'heure. Ses parents lui avaient tout caché des choses du sexe. Lorsqu'elle décida de travailler comme enseignante, sa mère menaça de la renier. Elle passa outre et devint gouvernante.

Lorsque Fritz fit sa demande, le consentement arriva promptement. Marga était considérée dans sa famille comme à peine plus qu'une fille des rues. Bertha fut présente aux épousailles, Alfred, non.

Par la suite, Alfred se montra parfaitement odieux avec sa belle-fille, la convoquant pour des raisons futiles, lui faisant toutes sortes de reproches, l'insultant même. Malgré toute sa bonne volonté, elle prit la décision d'ignorer ses conseils. Un jour, Alfred se plaint à Longsdon que son fils, sa belle-fille et les parents de celle-ci, en visite, étaient tous souffrants. Marga tenta de s'excuser de sa condition. Il refusa de la recevoir, craignant la contagion.

Méprisant son fils, Alfred demeura jusqu'à la fin l'ennemi de sa belle-fille, laquelle commit l'affront de donner naissance en 1886... à une fille. L'été suivant, Marga conçut de nouveau. Alfred mourut persuadé que ce serait encore une fille. Il avait raison.

Nouveau Kaizer, nouveau Krupp.

Le 9 mars 1888, le premier Kaiser mourut. Son fils Frédéric III lui survécut trois mois. Il tenait son fils Guillaume pour un homme pompeux et plein de vanité. Le premier message de Guillaume II s'adressa d'ailleurs à l'armée : « La volonté du roi est la loi suprême du pays. »

Le Prokura voyait en Fritz un bleu qu'ils relègueraient dans un coin. Fritz abolit leur petit club et le remplaça par ein Direktorium qu'il élargit en y faisant rentrer des membres plus jeunes et plus sympathiques.

De son vivant, l'un des plus grands ennemis d'Alfred avait été Hermann Gruson. Celui-ci produisait un meilleur acier que celui d'Alfred et pour le prouver, il fit aménager un champ de tir où les délégations pouvaient venir voir les obus rebondir sur l'acier Gruson et réduire le Krupp en charpie. Son usine de Magdebourg était tellement en avance que l'on conseilla à Fritz de renoncer aux tourelles.

Mais Gruson avait fait une erreur. Durant la panique de 1873-1874, il avait constitué sa firme en société. Au printemps de 1892, les actionnaires de Gruson A.G se réunirent pour trouver Fritz assis parmi eux. Il se mit à compter ses titres. Lorsqu'il en eut fini, il arriva au total de 51%. Hermann rentra chez lui pour mourir.

Les années suivantes furent glorieuses : le 10 avril 1893, un certain Rudolf Diesel débarqua à Essen avec le brevet d'un moteur à combustion, le résultat : le premier moteur Diesel à 32 chevaux-vapeur. Puis ce fut Hiram Maxim avec un brevet pour des fusils automatiques et Alfred Bernhard Nobel avec sa formule de poudre à canon sans fumée, la balistite.

Au bout de sa sixième année de pouvoir, Fritz était un souverain féodal. A Essen, tout était Krupp : maisons, logements, écoles, police, pompiers, réseaux de communication, centraux téléphoniques, télégraphes, boucheries, boulangeries, fabriques de chandeliers, épiceries, un abattoir, une minoterie, hôtels, fabriques de vêtements, usines de chaussures, d'horloges, de meubles et de glaces... et même une école ménagère. Les Kruppianer naissaient dans les maternités Krupp, apprenaient dans les écoles Krupp et logeaient dans les immeubles Krupp, et parvenus à l'age adulte, épousaient les filles d'autres Kruppianer.

Bref, Fritz avait la main sur tout cela, et il n'aimait pas qu'on vienne y mettre les doigts. Aussi, lorsque Guillaume II, croyant neutraliser le SPD, proposa de restreindre le travail des enfants, de faire du dimanche un jour de repos et d'encourager la participation des ouvriers à la directions des entreprises, Fritz rédigea une lettre de protestation qu'il envoya à Bismarck.

Fritz obtint audience auprès de l'Empereur. Celle-ci fut fantastique. Guillaume se fichait du sort des travailleurs et se faisait leur champion : Fritz détestait les éclats et se vit tempêter contre son souverain. Il cita le Kaiser : « Un seul homme est maitre du pays et c'est moi. » donc un employeur devait être « Herr in eigenen Haus ». L'Empereur ne fléchit pas et Fritz partit, s'estimant vaincu.

Les élections suivantes lui donnèrent raison : le SPD réunit près d'un million et demi de voix (une sur cinq) et 35 sièges au Reichstag. Guillaume II oublia tout, à commencer par le Sozialprogramm et traitant les socialistes de « bande de traîtres qui ne méritaient pas le nom d'Allemands ».

Les beaux étés.

A partir de ce jour, les relations entre Fritz et Guillaume II devaient radicalement se transformer... aux dépends du Generalstab qui s'était bien amusé aux dépends d'Alfred. La cigale avait chanté tout l'été, désormais elle danserait... au son de la fanfare Krupp.

La pilule se fit encore plus amère lorsque Fritz présenta à Sa Majesté son nouvel alliage d'acier au nickel. Les dernières années avaient vu les marines du monde faire passer l'épaisseur de leur blindage à la ligne de flottaison de onze centimètres jusqu'à soixante. Le nouvel alliage était à la fois dur à l'extérieur et souple à l'intérieur. Mais pour Fritz, il fallait aller encore plus loin en remplaçant tous les tubes de canons. Les généraux lui répondirent qu'ils étaient satisfaits de ce qu'ils avaient (bien que la nouvelle poudre à canon de Nobel soit si puissante qu'elle pouvait faire éclater les canons d'acier). Fritz en appela à Sa Majesté qui traîna littéralement les officiers jusqu'au champ de tir.

Guillaume II nomma Fritz conseiller privé, lui conféra le titre de Excellenz et prit l'habitude de visiter la villa Hügel au moins une fois l'an. Dans le même temps, l'Empereur se lança dans une militarisation forcenée de son administration. Son bureau était « le Quartier général », ses fonctionnaires portaient tous l'uniforme, les ministres reçurent des grades et étaient susceptibles de passer en conseil de guerre si Sa Majesté n'était pas satisfaite. Un matin le Finanzminister appris dans le journal qu'il avait été cassé et n'était plus que sergent.

Et puis, en 1900, le grain de sable. En Chine, la révolte des Boxers avait commencé. L'ambassadeur d'Allemagne avait été assassiné et les Européens et les Américains étaient assiégés à Pékin. Le corps expéditionnaire qui devait les délivrer était bloqué par les forts de Taku sur le fleuve Haï. Sa Majesté était toute excitée. On allait voir ce qu'on allait voir. On envoya la canonnière SMS Iltis régler le problème promptement.

Elle le fit (avec l'aide de navires d'autres nations) en recevant dix-sept coups au but, faisant sept morts et onze blessés, dont le capitaine Lans qui dut être amputé d'une jambe. Problème, dans son rapport, Lans observa que les canons chinois étaient des canons Krupp. Sa Majesté n'apprécia pas.

Autre revers en Espagne, cette fois. Dans les années 1890, le roi Alphonse XII, harcelé par les rebelles cubains fit savoir qu'il était acheteur. Une lutte acharnée s'ensuivit entre Fritz et sir Basil Zaharoff, ancien réfugié des Balkans et négociateur roué. Les deux camps arrosèrent tout ce qu'il y avait à arroser. En fin de compte, sir Basil acheta des armes à Krupp, les refila aux rebelles, puis capturer par les Espagnols. Les contrats allèrent à Vickers (et un peu aussi à Schneider, sir Basil n'étant pas contre l'idée de manger à plusieurs râteliers).

Cinq ans plus tard, en 1898, les canons des Etats-Unis démolirent ceux de Zahroff aux Philippines et à Cuba. L'année suivante, les Boers (qui s'étaient équipés en Krupp) battirent trois armées anglaises en une semaine.

En 1894, les canons qu'Alfred avait vendu aux Chinois furent battus par ceux que Fritz avait vendu aux Japonais.

Fritz remontait la pente. Ayant fait la promotion de son blindage d'acier au nickel, tout le monde s'en procura. Puis il inventa les obus en acier chromé... capables de percer l'acier au nickel. Tout le monde en acheta aussi. Puis, à la foire de Chicago de 1893, il exposa un blindage à haute teneur en carbone capable de résister aux nouveaux obus. Fritz revint ensuite en annonçant que le blindage amélioré pouvait être percé par « des boulets amorcés » avec des pointes explosives. Trente gouvernements suivirent cette farandole.

Mais Fritz ne s'arrêta pas là. Il trouva le moyen de se faire de l'argent avec l'aide de ses concurrents. Pour cela, il forma un trust regroupant sous le couvert de la Harvey United Steel Company - qui n'existait que sur le papier – Krupp, Vickers, Armstrong, Schneider, Carnegie et Bethlehem Steel. Les plus grands fabricants d'armes s'échangeaient ainsi renseignements sur les techniques de cémentation (Fritz touchant 45% des droits) et brevets (il reçut 1 shilling 5 pence pour chaque obus tiré par Vickers).

En 1896, Son Altesse réclama une puissante Marine Impériale. Fritz fit l'acquisition des chantiers de Kiel. Avec ses usines de Essen, Annen, Rheinhausen et Magdebourg, il y pourvu. Mais lorsque les Anglais saisirent le ravitailleur Bundesrath qui se rendait chez les Boers, le ministre de la marine Tirpitz fit voter la construction de 38 bateaux de guerre supplémentaire, afin d'obtenir une flotte capable de se mesurer à la flotte anglaise. Il voulait toutefois obtenir pour un mark de marchandises pour chaque marks dépensés. Il découvrit que les bénéfices de Fritz atteignaient 100%... et ce n'était pas encore assez. Tirpitz en informa Sa Majesté, mais le sort de celle-ci était désormais intimement lié à celui de son armurier. Pendant ce temps, la Germaniaveft mettait au point des sous-marins plongeants à moteur diesel et compas gyroscopique.

Capri ou les 120 journées...

Mais Fritz souffrait d'une santé médiocre. Se souvenant de ses jeunes années passées dans les stations balnéaires avec Bertha, il choisit de passer tous ses hivers et ses printemps à Capri. Ce fut le début de sa chute.

Lorsqu'il était de passage à Berlin, Fritz s'installait à l'hôtel Bristol, propriété de Konrad Uhl, envoyant Marga dans un autre hôtel. Il demanda à Uhl de lui faire la faveur d'employer certains jeunes Italiens. Ils étaient ses Schützlinge – ses protégés -. Il paierait leur salaire et en retour Uhl les libérerait de leurs obligations lorsqu'il serait de passage. Ces jeunes hommes étaient aussi incompétents qu'indisciplinés et ne parlaient pas un mot d'allemand. Uhl consentit, mais les bruits qui venaient de l'appartement de Fritz ne laissaient guère de doute sur ce qu'il s'y passait.

Sous le IIe Reich, les homosexuels étaient considérés comme les plus infâmes des délinquants. Aux yeux de la loi, Herr Uhl serait considéré comme un entremetteur pour invertis. Il prit son courage à deux mains et informa Fritz que les hôteliers, comme les industriels devaient être maitres dans leur propre maison.

Mais ça n'était pas le pire. Fritz s'était aménagé une grotte en terrasses à Capri pour ses petits jeux. Il pensait s'être mis à l'abri en faisant des dons, distribuant des cadeaux, faisant construire une route, mais il allait trop loin et le gouvernement de Victor Emmanuel II le déclara persona non grata à titre définitif. Le Propaganda de Naples et le Avanti de Rome publièrent de longs récits.

A la villa Hügel, Marga reçut des lettres anonymes. Elle se précipita chez le Kaiser qui lui fit part de son mécontentement (envers elle) et suggéra de déléguer la direction des usines Krupp à un conseil d'administration. L'amiral Hollmann protesta : si on faisait cela, on créerait un précédent. Et qu'est-ce qui empêcherait demain quelqu'un d'exiger que le Reich soit dirigé par un conseil d'administration ?

Des amis de Fritz à Berlin convinrent d'une stratégie à laquelle Fritz consentit : Frau Krupp souffrait d'hallucinations et serait expédiée à l'asile du Professeur Binswanger à Iéna. Il ne restait plus qu'à espérer que l'histoire s'arrêterait là.

Le 15 novembre 1902, le Vorwärts publia un long article sous le titre KRUPP AUF CAPRI. Fritz fit appel à Sa Majesté qui accepta d'accuser le Vorwärts de diffamation criminelle. Le numéro 268 devint une pièce de collection. C'était trop tard. Les Italiens détenaient des preuves irréfutables. Restait une dernière solution : demander à Sa Majesté de faire pression sur eux, ce qu'elle était toute prête à faire, car cela aurait signifié la liquidation du SPD. Le prix en était l'internement à vie de Marga. Alfred n'aurait pas hésité, mais Fritz n'était pas un lutteur.

Le 22 novembre, le Amliche Deutsche Telegraphenbüro transmit la nouvelle de son décès soudain dû « à une attaque qui s'est produite à six heures du matin. »

En fait, les circonstances de sa mort sont obscures. Il est certain qu'il se soit suicidé, mais comment et à quel moment exactement ? Les témoignages divergent complètement. Le corps fut placé dans un cercueil scellé sans autopsie officielle.

D'un seul coup, Marga retrouva sa santé mentale et fut libérée. Le Kaiser lui-même conduisit le deuil en tenue de combat. Il fit un discours aux Kruppianer dans lequel il blâmait le SPD. Dix jours plus tard, on annonça que la veuve renonçait aux poursuites en diffamation contre le Vorwärts.

Restait le problème de l'héritage. Il était entendu que Krupp devait revenir à un mâle, hors Fritz n'avait eu que des filles, dont l'ainée était Bertha. Il fallait lui trouver un étalon.

Gustav « Krupp » von Bohlen und Halbach (1870 - 1950)

Le 1er juillet 1903, Fried. Krupp fut transformée en Fried Krupp A.G. Fräulein Bertha Krupp fut nommée « propriétaire et directrice » de l'affaire familiale » ; le titre serait ensuite transmis à « l'aîné des héritiers ».

La loi allemande prévoyait qu'une Aktiengesellschaft devait émettre des actions et avoir au moins cinq actionnaires. Krupp A.G fit donc émettre 160 000 actions. Félix, le frère de Merga, en reçut une, trois allèrent à des membres du conseil d'administration et le reste à Bertha, soit 99,9975 % du Konzern.

Marga invita le Kaiser à Essen. Après son refus, elle engagea des hommes qui jouissaient de sa faveur. Comme président du conseil d'administration, elle choisit Alfred Hugenberg, un haut fonctionnaire. « Le reste du Vorstand comprenait un ministre en retraite, un officier de marine en retraite, un banquier de la maison impériale, sept hauts fonctionnaires de Berlin et neuf ingénieurs, administrateurs et hommes de loi, tous connus de Seine Majestät. » Elle-même se consacra au rétablissement du moral des Kruppianer, devenant ainsi un modèle de Schlotbaronin.

Marga emmenait ses filles visiter les usines et les ateliers. « Elles écoutaient docilement... et reconnaissaient (…) qu'elles n'avaient pas la moindre idée de ce que ces hommes venaient de leur dire. »

Mais Sa Majesté continuait à bouder. De 1902 à 1906, Marga décida donc qu'elle ne recevrait aucun invité impérial. Quand à son aînée, Bertha, la possibilité qu'elle puisse prendre part aux affaires était hors de question. Le Kaiser ne le permettrait pas. Elle devait se marier, un point c'est tout.

Un homme digne d'Alfred.

Au printemps 1906, Bertha entra dans sa vingtième année. Le Kaiser « décida qu'il était temps qu'elle sacrifie sa condition de fille du Reich. »

Les deux sœurs devaient se rendre à Naples. Leur voyage fut détourné vers Rome où Bertha rencontra son futur mari en la personne de Gustav von Bohlen und Albach, un diplomate de seize ans son ainé.

« Le 15 octobre, ce furent l'empereur, son frère le prince Heinrich, son ministère, l'Armée et la Marine qui conduisirent la mariée à l'autel. » Comme cadeau de mariage, Sa Majesté annonça que contrairement aux règles, c'est l'époux qui prendrait le nom de sa femme, devenant ainsi Gustav Krupp von Bohlen und Albach. L'empereur donna également au couple l'autorisation de transmettre le nom et la fortune assimilée à l'aîné de leurs fils.

Rien de cela n'était le fait du hasard. Gustav venait d'une longue lignée d'industriels et de guerriers. La famille Halbach fabriquait des boulets de canons dans la Ruhr en 1660. Sa famille avait émigré en Pennsylvanie dans la seconde moitié du XIXe. Après la guerre de Sécession, Gustav Halbach avait épousé la fille du colonel Henry Bohlen qui avait mené un régiment germano-américain contre le Sud. Il honora sa mémoire en se faisant appeler Bohlen-Halbach. Enthousiasmé par l'ascension du  nouveau Reich, il revint au pays avec famille et fortune, au grand plaisir du grand-duc de Baden qui le fit von Bohlen und Halbach.

Par ailleurs, diplomate prussien par excellence, il n'avait strictement rien à se reprocher, ne faisait jamais rien de mal, était toujours ponctuel, était dénué d'imagination et de pensée originale.

Le nouveau pater familias aurait enchanté Alfred. Tout était programmé et chronométré chez lui. Il y avait même des programmes pour les programmes. Neuf mois et vingt-huit jours après le mariage, Bertha donna naissance à un fils (dont le Kaiser fut le parrain). Dans ses dossiers il devait noter plus tard : « Second fils : 1908. Troisième fils : 1910. Première fille : 1912.  Quatrième fils : 1913.  Cinquième fils : 1916. Seconde fille : 1920. Sixième fils : 1922. »

Les invités étaient déposés à heure fixe à la villa. A table, ils avaient trente-cinq minutes pour manger, après quoi on retirait toutes les assiettes. Au bout d'une heure, on les raccompagnait à leur voiture. Gustav maintenait un froid glacial dans son bureau afin d'encourager ses subordonnés à être aussi brefs que possible.

Le 7 mai 1907, Barbara épousa Karl Adolf Thilo von Wilmowsky. Celui-ci était un féru d'agronomie et se présentait comme fermier. Gustav pria son beau-frère d'entrer dans le conseil d'administration et de devenir son fondé de pouvoir. Ça n'était qu'un « camouflage légal ». Lui et son épouse poursuivirent leurs activités agronomiques.

Pièce rapportée, Gustav s'efforça de contourner l'obstacle de son épouse tout en se faisant le plus grand espion de la firme. Il contrôlait à la seconde près la durée de ses appels et comparait le résultat à celui enregistré par la standardiste. Ses conversations avec ses employés se limitaient strictement aux sommes qu'ils avaient dépensé ce jour et pour quels motifs. Les Kruppianer étaient luxueusement logés, mais devaient renoncer en retour à toutes leurs libertés. Dans les années qui suivirent le début de sa présidence, il découvrit avec stupéfaction le gigantisme de la Firma. Les acquisitions officielles rivalisaient avec les holdings, les sociétés-écrans partout dans le monde.

Gustav fit construire un nouveau quartier général qui se devait d'être aussi impressionnant que le château. Le résultat : le Hauptverwaltungsgebäude devint le second bâtiment le plus célèbre du royaume Krupp, et tout aussi laid. Dans le même temps, avec un terrifiant esprit visionnaire, il se lança dans la fabrication de fil de fer barbelé, de moteurs diesels, d'acier inoxydable.

En 1912, il organisa les célébrations dantesques du centenaire de la firme. Parmi les festivités, il prépara la reconstitution d'un véritable tournoi de chevalerie. Sa Majesté était ravie. Mais, catastrophe ! Une explosion survint dans les puits de Lothringen, près de Bochum, faisant 110 victimes. Le tournoi fut annulé.

Son aîné, Alfried, fut soumis à une discipline d'airain : précepteurs privés sous la surveillance vigilante des domestiques qui faisaient leur rapport au Pater Familias, programmes rédigés par celui-ci. Il apprit le français avant d'apprendre l'allemand. Il était l'héritier.

Questions manigances, Gustav se révéla à la hauteur de son prédécesseur. Il se retrouva en rivalité avec Schneider pour la vente de canons au Brésil. Les Schneider étaient sur place, les Krupp en route. Il n'y avait plus qu'à signer. Une émeute détruisit l'entrepôt Schneider. On fit ramener d'urgence de nouveaux canons du Creusot, mais payé par Krupp, le capitaine brésilien chargé de faire remonter les pièces sur la rivière refusa de les embarquer sous prétexte que les obus, ça avait tendance à faire boum ! Là-dessus, on révéla que des troupes péruviennes équipées de canons Schneider avaient envahi le Brésil. Les canons Krupp furent achetés sur parole.

Jeux de guerre.

En Europe, la France, la Grande-Bretagne et la Russie formèrent la Triple Entente (ce qui n'empêcha pas Gustav de continuer à vendre au Tsar). En face, on trouvait la Triple Alliance, formée de l'Autriche, l'Italie et l'Allemagne.

Lorsque Ferdinand von Zeppelin commença à produire des dirigeables, Gustav produisit les premiers canons « antizeppelin » qu'il s'empressa de vendre à ceux qui en avaient le plus besoin. On apprit ensuite que, alors que la course au dreadnoughts s'intensifiait, Krupp s'apprêtait à fournir à la Grande-Bretagne huit navires par an. C'en était trop. Gustav parvint néanmoins à faire payer deux fois plus cher à l'Allemagne son acier que celui de la concurrence.

En 1912, Gustav franchit une ligne rouge qui aurait mis bas n'importe quelle firme dans n'importe quel pays. On découvrit que plus de mille documents avaient été volés au ministère de la guerre et que Krupp payait grassement des officiers de marine et de l'armée pour obtenir toute information capable de lui obtenir des contrats avant tout le monde. Malgré une enquête approfondie, tous les accusés furent libérés (à l'exception des officiers) et Gustav se vit décorer par le Kaiser lui-même de « l'ordre de l'Aigle rouge de Prusse, seconde classe, avec feuilles de chêne. »

En 1905, Schlieffen, le grand Philosoph das Krieges de la Prusse avait mis au point son fameux plan d'invasion de la France, basé sur une attaque sur la Belgique neutre. Deux groupes, l'un venant du Nord, l'autre du Sud écraseraient l'armée ennemie dans une pince puissante. Sur son lit de mort, en 1913, il déclara : « Tâchez que cette aile droite soit forte. » Mais il fallait à tout prix protéger la Ruhr, le plan Schlieffen fit donc l'objet d'une « modification technique ».

Mais la Belgique était redoutablement défendue depuis 1880 par 50 kilomètres de forts protégés par des douves. La réponse de Gustav fut la Grosse Bertha de 420 mm, nécessitant l'emploi de 200 artilleurs et envoyant des obus à retardement à 15 kilomètres.

On ne joue plus.

Le 1er aout 1914, l'Allemagne déclara la guerre à la Russie et dans les vingt-quatre heures qui suivirent, 57 pays s'étaient déclaré la guerre dans une incroyable allégresse. Le premier ministre belge, le comte Charles de Broqueville, rappela qu'en 1913, le Parlement avait commandé des pièces à Fried. Krupp A.G. Celles-ci n'avaient jamais été livrées.

En Belgique, les forts tinrent en échec les deux millions de feldgrau. Tout dépendait des dicke Bertha dont le gigantisme mettait en difficulté leur transport. Le 12 août, la première fut mise en position et – à dix-huit heures trente – fit feu. Un obus de plus d'une tonne fut propulsé à une hauteur d'un kilomètre et demi, et après une minute de vol, frappa le Fort Pontisse, lançant une masse de béton, d'acier et de chair à 300 mètres de hauteur. Dans les bunkers de béton renforcé, les hommes devenaient « hystériques, fous même dans l'horrible attente du coup suivant. »

En 1904, Port-Arthur avait résisté pendant neuf mois sans se rendre. La reddition des forts de Liège se fit au bout de quatre jours. Mais il avait fallu deux précieux jours pour acheminer les terribles obusiers jusqu'au champ de bataille. Durant ces quarante-huit heures, le Corps Expéditionnaire britannique avait traversé la Manche et les taxis de la Marne avaient acheminé 6 000 poilus jusqu'au front. Après sept jours de combat, les Allemands reculèrent jusqu'à l'Aisne. La guerre des tranchées commença.

Le 1er mai 1915 survint un tournant de la guerre : un Unterseeboot, le U-20 coula le paquebot Lusitania provoquant la mort de 1 100 personnes, dont 138 Américains. Le président Woodrow Wilson rédigea une protestation d'une violence sans précédent au Kaiser. S.M. rappela ses sous-marins.

Krupp avait un objectif : la création d'un Mitteleuropa autour du Reich, comprenant l'Autriche-Hongrie, la Hollande, la Suisse et la Scandinavie. Mais il fallait rabaisser la France, annexant des territoires jusqu'à la Moselle et la Meuse.

Le plan Schlieffen avait prévu l'occupation de la Hollande, mais celle-ci devait être préservée afin de servir de « trachée-artère » du Reich. Survinrent la saisie (puis la restitution) du cargo norvégien Benesloet chargé de minerais à destination de la Ruhr, puis la vente de nickel et de cuivre à Gustav via la Hollande. Des sanctions furent prises, mais il restait la Norvège et la Suède. Puis le Germaniawerft construisit le Deutschland, un cargo sous-marin d'une capacité de 800 tonnes. En janvier 1915, on dressa les plans d'une fabrique d'obus de 20 000 m2. En 1917, elle produisait 9 millions d'obus et 3 000 canons par mois.

La bataille du Jutland s'était avérée un coup nul, les deux flottes étant protégées par le même acier. Les obus britanniques portaient l'estampille Kpz 96/04. 1896 était l'année où Vickers avait acquis le droit d'utiliser le fusées Krupp et 1904, l'année où le contrat avait été renouvelé. Vickers conservait un compte marqué « K » et Gustav estimait que Vickers lui devait 60 marks par soldat allemand tué.

En 1916, l'Allemagne prit deux décisions lourdes de conséquences pour l'avenir : la saisie des ressources industrielles de la Belgique et la mobilisation des civils belges dans les usines de la Ruhr. Gustav en était en grande partie responsable.

Le Generalstab se mit à parler de ses soldats en terme de « matériel humain ». Les Britanniques, calculant la moyenne des victimes de bombardements l'appelèrent « déchet normal ».

Le Kaiser dut se résoudre à la remise en service de la flotte sous-marine. On l'avait construite, il fallait l'utiliser. Des commandants enthousiastes coulèrent des cargos américains. Le Président Wilson déclara la guerre le 6 avril 1917. A cette époque, les U-Boot coulaient un bateau sur quatre. L'amiral anglais Jellicoe prédit la capitulation des alliés pour le 1er novembre. Pendant ce temps, la prise de pouvoir par les bolcheviks en Russie libérait 3 000 canons Krupp et un million d'hommes pour le front de l'ouest. Le 21 mars, Ludendorff lança une gigantesque offensive sur la Somme et les Flandres, avançant de 15 kilomètres dans le premier cas, de 50 dans le second. Le 27 mai, il lançait une nouvelle offensive et atteignait la Marne. Les forces allemandes étaient à 60 kilomètres de la tour Eiffel. On décida de faire intervenir les Marines. Ceux-ci tinrent tête pendant cinq jours aux Allemands puis passèrent à l'offensive.

Le 23 mai, le bombardement de Paris commença à l'aide d'un canon de marine capable de tirer des obus à 130 kilomètres, commandé par une équipe de 60 marins. Un vaste tableau de bord prenait en compte la pression atmosphérique, l'humidité, la température et la courbure de la surface terrestre. Au bout de 65 tirs, le tube était inutilisable. Chaque coup de canon revenait à 35 000 marks.

Fin de partie.

Mais les mauvaises nouvelles s'accumulaient. Le 9 novembre, le Kaiser annonça sa visite à Essen. Désignant un tas de charbon, il annonça son intention de parler aux ouvriers. Le résultat fut consternant. Les appels au patriotisme et à de nouveaux efforts tombèrent sur des oreilles sourdes et des ventres vides. Un homme cria : « Quand aurons-nous enfin la paix ? », et un autre : « Faim ». Guillaume termina son discours comme s'il avait entendu tout autre chose. Cette pauvre chose n'était qu'un vieillard. Il leur avait menti.

On fit appel à Gustav pour ouvrir les yeux au Kaiser, mais les siens étaient obstinément fermés.

Le 27 octobre 1918, Ludendorff fut remplacé par le général von Gröner. Le 3 novembre, la flotte de Kiel se mutina. Le 7, la Révolution éclata à Munich. Le nouveau chancelier, le prince Max de Baden appela Guillaume à abdiquer. Celui-ci en appela au « serment de fidélité » de l'armée. Gröner lui fit savoir qu'il n'avait plus de sens. Guillaume abdiqua et la République fut proclamée.

Pour les civils, c'était la fin de la guerre, de toutes les guerres, mais pour les généraux, ce n'était que le début d'une longue trêve. Lors d'un entretien avec Ludendorff à Berlin avec le chef de la mission militaire britannique, alors que Ludendorff pestait contre les civils, son interlocuteur lui demanda : « Vous voulez dire, général, que vous avez été poignardé dans le dos ? » Ludendorff approuva vigoureusement. Plus tard, Hindenburg, s'adressant au pays, fit de même.

Reconversion et chaos.

Privé de commandes, Gustav commit l'impensable : il fit fermer les ateliers. Les ouvriers commencèrent à former des Arbeiter-Und-Soldaten-räte sur le modèle des conseils de prolétaires. La révolution était en marche.

Finalement Gustav prit une décision qu'il annonça lors d'une convocation du Vorstand. Tout ceux qui travaillaient dans la firme au 1er août 1914 devaient continuer à y être employés. Les autres seraient licenciés : 70 000 d'entre eux. Il annonça également que seuls les employés loyaux pourraient continuer à bénéficier de « la politique traditionnelle d'assistance sociale de la firme ». Il offrit également des récompenses aux hommes qui proposeraient des idées d'objets à construire. L'un d'eux proposa des mâchoires humaines. Gustav construisit un hôpital où des médecins Krupp firent des dentiers pour plus de 3 000 Allemands mutilés par des projectiles de la même origine.

Krupp avait des dettes. 148 millions de marks de dettes. Gustav réussit l'exploit de conclure un accord avec les chemins de fer nationaux de Prusse usés par quatre ans de guerre.

Le 13 mars 1920, deux mois après le Diktat de Versailles, le général von Lüttwitz s'empara de Berlin et proclama Friedrich von Kapp « Chancelier Impérial ». En retour, le SPD décréta la grève générale. Une semaine plus tard, Kapp s'enfuit en Suède. Mais pendant cet intervalle, le Rote Soldatenbund (Ligue des Soldats rouges) marcha sur Essen, livra bataille à la police locale et à un Freikorps et occupa les usines Krupp. Le 3 avril, le général von Watter envahit la Ruhr, réglant le problème en vingt-quatre heures. On ne fit pas de prisonniers.

Mais on n'avait pas encore touché le fond. Prétextant la présence de troupes régulières dans la zone démilitarisée de la Ruhr, la France envahit à son tour celle-ci. On espérait l'établissement d'une république rhénane autonome.

Gustav était considéré comme un criminel de guerre, mais il comptait sur le refus de Weimar de coopérer. Le 20 mai, une commission de contrôle dirigée par le colonel Leverett vint s'installer au Essene Hof pour y superviser la destruction de la moitié de la Gusstahlfabrik. Il avait avec lui une liste détaillée des armes et munitions établie par les services de renseignements français. Le Vorstand l'examina et déclara que les Français s'étaient trompés. Il n'y avait pas autant de matériel militaire dans le pays. Les ordres étaient les ordres répondit Leverett. Il ordonna donc la reprise de la production d'armes avant destruction des ateliers. Celles-ci étaient ensuite expédiée au général Nollet qui les détruisait.

Les résultats de cette politique furent que l'Allemagne fut renforcée dans sa crainte d'un encerclement, tandis que Gustav se vit débarrassé de tout un matériel désuet et entrerait dans les années 30 avec un matériel moderne.

Pendant trois ans Gustav dépensa à perte. Il recruta, fit construire une nouvelle usine, acheta une chaîne de houillères... et fournit l'Union Soviétique en matériel agricole.

Etat de siège.

Le 16 avril 1922, le ministre des affaires étrangères, Walther Rathenau, signa le traité de Rapallo avec l'Union Soviétique, faisant de jure de l'Allemagne le premier pays à reconnaître l'Union Soviétique. Le pacte supprimait toutes les dettes de guerre entre les deux pays. Après tout, l'Union Soviétique n'avait pas signé le traité de Versailles et n'avait donc pas à le respecter. En réponse, Poincaré, le Premier ministre français, décida d'occuper la Ruhr avec l'assistance des Belges. Weimar répliqua en proclamant la résistance passive. La Ruhr fut placée en état de siège.

Le 31 mars, un certain lieutenant Durieux apparut dans la Altendorferstrasse avec 11 hommes et une mitrailleuse. Il venait dresser un inventaire des camions. Gustav avait été prévenu mais avait omis de transmettre l'information. Durieux se retrouva coincé dans un garage, encerclé par 30 000 Kruppianer, au son de 5 000 sirènes. A 10 heures, les sirènes se turent et les ouvriers avancèrent. Deux hommes montés sur le toit déclenchèrent des jets de vapeur. Durieux fit ouvrir le feu et causa 13 morts et 52 blessés. L'événement resta dans l'histoire comme les « Pâques sanglantes de la Ruhr. » Gustav organisa une cérémonie grandiose pour les martyrs. Le 10 avril, les drapeaux furent mis en berne dans toute l'Allemagne et les cloches sonnèrent dans toutes les villes et villages.

Gustav fut jugé par un tribunal militaire – à l'indignation collective de tous les Allemands – et condamné à quinze ans de prison et une amende de 100 millions de marks. Gustav était heureux. Une inflation galopante emportait le pays. Le 23 octobre, un dollar rapportait 40 milliards de marks dans les banques et 50 milliards au marché noir. Tilo, qui dirigeait la firme en l'absence de son beau-frère, fit imprimer des Kruppmarks dont la valeur variait entre 100 marks et 200 millions.

Le 22 octobre, la tentative de créer une république de la Ruhr-Rhénanie échoua lamentablement. Les Français avaient perdus la face, mais la république de Weimar également, qui accepta de mettre fin à la résistance passive et de reprendre le paiement des dommages de guerre. Quand à Gustav, il bénéficia d'une « amnistie de Noël ».

En novembre, Ludendorff rejoignit le nouveau Nazional Sozialistiche Deutsche Arbeiter Partei pour une tentative de putsch. Celui-ci échoua, mais pour la première fois le nom de Adolf Hitler se propagea en dehors de la Bavière.

En août 1926, Gustav, qui avait porté en justice son différent avec Vickers, obtint le règlement de 40 000 livres britanniques. On estime par ailleurs à 300 millions le montant des subventions accordées par l'état à Krupp. La même année, la France proposa la création d'un cartel du charbon, la Internationale Rohstahlgemeinschaft, créée au Luxembourg et regroupant la France, l'Angleterre, la Belgique, le Luxembourg, l'Autriche, la Tchécoslovaquie et l'Allemagne afin d'éviter « une concurrence ruineuse » en limitant la production à un quota annuel. Les Allemands regardèrent les autres s'aligner puis violèrent les règles.

« La nouvelle épée de l'Allemagne ».

Gustav commença à forger « la nouvelle épée de l'Allemagne ».

Krupp était autorisé à fabriquer des canons, mais en des quantités ridicules (un seul type de canon, quatre exemplaires par an). Les journalistes étrangers qui visitaient la Gusstahlfabrik ne pouvaient qu'en attester. Un détail, toutefois, aurait pu leur mettre la puce à l'oreille. Tous les rouleaux de pellicule ramenés de l'usine se trouvaient invariablement surexposés. C'est qu'avant de quitter l'usine, Gustav les invitait à une collation à la cantine du Hauptverwaltungsgebäude. Un rayon infrarouge était alors braqué sur leurs appareils. Il n'était pas question de prendre le risque qu'un représentant de la presse prenne par inadvertance un cliché d'une planche à dessin.

Dès le 20 mai 1921, des officiers de renseignements américains avaient découvert que Krupp accumulait les brevets d'armement. Par ailleurs, après les excès dus au traité de Versailles, on entra dans une période de surcompensation, négligeant par exemple de noter que des as de la Luftwaffe s'entraînaient en Russie, laquelle fournissait également des champs de tir. Gustav créa également à Berlin la Koch Und Kienzle (E). Le E voulait dire Entwicklung (Développement). On y développa le premier char sous le nom de « tracteur agricole ». Il prit également des parts dans l'aciérie suédoise de Aktielbolaget Bofors jusqu'à en prendre le contrôle. Un ingénieur de Krupp, Daur, y développa le canon de montagne de 75 mm L/20. Ce n'était que le premier d'une longue série.

Gustav possédait depuis 1916 la société hollandaise Blessing. Mise sur liste noire par les Anglais, elle devint la Hollandsche Industrie en Handel Maatchapij, puis la Siderius A.G. Celle-ci devint une société de holding pour trois chantiers navals hollandais. Lorsque Paris s'en émut, Gustav avait déjà vendu des tranches de Siderius à des Hollandais influents et le gouvernement de la reine Wilhelmine refusa d'intervenir dans les affaires de ce qu'il considérait comme une société privée. 30 ingénieurs du Germaniawerft et deux capitaines de corvette y créèrent un « bureau de construction de U-Boote allemands», financé par la vente de plans de sous-marins, notamment au Japon, en violation de Versailles. Les Finlandais, à leur tour, permirent aux hommes de la Ruhr de construire chez eux des prototypes de sous-marins de 250 tonnes. Un autre prototype de 740 tonnes fut construit en Espagne avec la bénédiction du dictateur Primo de Rivera. Enfin, Madrid, Ankara et Helsinki permirent que des équipages se forment sur les nouveaux bateaux.

« Le Führer a toujours raison ».

Gustav se cherchait un arriviste politique. Aux élections au Reichstag de 1930, les Nazis emportèrent 107 sièges. Dans les années qui suivirent ce chiffre atteint 230. Dès 1925, I G Farben avait sauté dans le train, suivi en 1931 de Thyssen, puis Seeckt. Gustav pensait qu'un chef d'état devait être majestueux, équilibré et plein de jugement. Hitler n'était rien de tout cela. De plus, ses positions étaient carrément anticapitalistes.

Le 27 janvier 1932, Thyssen fit prendre la parole à Hitler devant les Schlotbarone. Gustav n'y était pas, mais il y avait envoyé un représentant. Celui-ci lui rapporta que les Nazis avaient renoncé à leur plan de nationalisation et promettaient de soutenir les hommes d'affaire allemands. De plus, pour un patron aussi antisyndicaliste que Gustav, la défense du Führerprinzip était parole d'évangile.

Les élections du 6 novembre 1932 virent la déroute des Nazis au profit des communistes. Paradoxalement, cet échec renforça le soutien des industriels avec Gustav à leur tête.

Le 30 janvier 1933, Hindenburg nomma Hitler - « ce caporal autrichien » - chancelier. Papen était vice-chancelier et pensait triompher, mais Goering avait été nommé à la tête de la police prussienne. A partir de là, Hitler, en tant que chef de l'état bénéficierait de la loyauté indéfectible de Gustav. Invité avec d'autres industriels à la maison du président du Reichstag, le 20 février, Gustav y écouta Hitler annoncer : « Nous sommes à la veille des dernières élections ». Il éliminerait la menace communiste et rendrait à la Wermacht son ancienne gloire. Gustav fit un don de un million de marks, soit un tiers de la somme totale récoltée.

La campagne qui suivit fut une orgie de violence. Malgré cela, les Nazis ne remportèrent que 44% des voix, soit 288 sièges, auxquels se rajoutaient les 52 de Hugenberg du DNVP. Loin de la majorité des deux tiers dont Hitler avait besoin pour assurer sa dictature. Mais il était désormais en mesure de graisser des pattes. Le 23 mars, la « Loi pour la suppression de la misère dans le peuple et le Reich » qui n'était qu'une ordonnance établissant un régime totalitaire fut votée par 441 voix contre 84. « Le Reich de mille ans »était désormais une réalité.

Dans la Ruhr, les effets s'en firent bientôt sentir. Krupp alignerait désormais ses données économiques aux nécessités politiques « en accord complet avec les objectifs politiques du gouvernement du Reich. » Un communiqué officiel annonça que Krupp était désormais « le Führer de l'industrie allemande». Tous les Juifs du Reichsverband furent expulsés et, le 22 mai, Gustav annonça la dissolution du conseil d'administration. Trois semaines plus tôt, les troupes d'assaut avaient opéré des descentes dans les bureaux des syndicats, saisis des caisses et expédié les chefs syndicaux en camps de concentration. Huit jours plus tard, le Hitler Spende (le Fonds Hitler) fut établi. Il s'agissait ni plus ni moins qu'une forme de racket organisée : en échange de donations, les hommes d'affaire recevraient « un certificat portant la signature et le cachet du parti »à présenter en cas de descente des SA.

Gustav ordonna que les membres du Vorstand s'inscrivent au parti, le salut nazi fut rendu obligatoire et tout Kruppianer qui gardait le bras baissé, renvoyé. Gustav signa une pétition demandant à Hindenburg de démissionner et de laisser Hitler devenir à la fois chancelier et président. Il refusa, mais quand il mourut, Hitler le fit quand même, en toute illégalité.

Toute critique du parti était bannie. Lorsque Gustav fit remplacer les drapeaux de l'Allemagne impériale de la villa Hügel pour les remplacer par des drapeaux nazis, Bertha, qui méprisait Hitler, rentra dans la maison et s'adressant à sa femme de chambre, lui dit : « Allez donc dans le parc et vous verrez que nous sommes tombés très bas. » Gustav lui répartit : « Le Führer a toujours raison ! »

Pendant ce temps, les hommes de Röhm, les SA, devenaient de plus en plus difficilement contrôlables. Le 4 juin 1934, quatre hommes se présentèrent à la Altendorferstrasse, forcèrent la porte et interrompirent le travail d'une chaîne de montage pour faire un discours. Gustav protesta auprès de Hitler. Dans la nuit du 29 au 30, il agit. Durant ce qui entrerait dans l'histoire comme « la Nuit des longs couteaux », 400 hommes furent assassinés, y compris Röhm et de nombreux innocents.

Le 4 septembre, le gouvernement donna la priorité aux fabricants de munitions pour l'importation de matières premières. La production d'acier de Krupp fut pratiquement multipliée par quatre. Pas de contrats, pas de traces, uniquement des accords verbaux avec certains officiers.

Les recettes de la Firma étaient montées de 433%. Un cinquième du revenu de l'Allemagne était destiné à l'armement.

Prémisses de la guerre.

Le 16 mars 1935, Hitler enterra Versailles en rendant le service militaire obligatoire et en créant une armée de douze corps et de trente-six divisions. La Reichswher devint la Wehrmacht, la Luftwaffe fit son apparition, le Truppenamt redevint le Generalstab et la Marineleitung, la Kriegsmarine.

Le 7 mars 1936, trois bataillons de soldats allemands réoccupèrent la Rhénanie. La France ne bougea pas. Le 12 mars, ce fut l'Anschluss. Gustav réclama sa part du gâteau. Il avait découvert que la Berndorfer Metallwarenfabrik avait été fondée en 1843 par le frère d'Alfred, Hermann. Il obtint pour 8 millions de marks des avoirs qui en valaient 27.

Le 22 juillet 1938, Hitler offrit à Gustav un champ de tir à la taille d'un pays : l'Espagne. Répondant à l'appel au secours de Francisco Franco, Hitler lui expédia la Légion Condor et pour un-demi milliard d'équipements. Le 13 octobre, les Nazis occupèrent la province Tchèque des Sudètes.

Gustav fit pression sur ses concurrents pour qu'ils honorent à la fois leurs promesses de conversion industrielle à la production d'armement et leurs dons au Parti. Mais il n'était pas l'esclave de celui-ci. En dépit des pressions, notamment de Goering, il continua à produire des locomotives, des ponts et du matériel de dragage. En 1938, Hitler envoya deux ultimatums à Krupp : l'atelier de Krawa devait reconvertir sa production de camions en chars et Kiel devait se concentrer entièrement sur les bateaux de guerre. Gustav dit non et non. Pour sauver la face, Berlin exigea la destruction de logements de Kruppianer pour faire place à des ateliers de munitions. Encore nein.

Krupp était devenu un empire tentaculaire comprenant des filiales à Rheinhausen, Magdebourg, Hamm, Annen et Kiel, la majorité dans 110 firmes et des parts importantes dans 142 autres. Les usines de Bertha s'étendaient jusqu'en Belgique, Bulgarie, Norvège et Italie.

Le Führer avait mis fin à la journée de huit heures. Désormais le droit de grève était abrogé, la main-d'œuvre était mobilisée. L'absentéisme serait punis d'amendes et de peines de prison.

Un ver, toutefois, s'était insinué dans le fruit. Bertha s'opposait au mariage d'Alfried avec une divorcée et menaçait de le déshériter. Gustav chercha un remplaçant éventuel et crut le trouver dans la personne de l'ex-maire de Leipzig : Carl Goerdeler. Le Führer y mit son veto. Goerdeler avait démissionné de son poste pour protester contre la destruction de la statue de Mendelssohn. Gustav s'excusa auprès de Goerdeler qui lui répondit qu'il avait « d'autres projets » et lui proposa son Bürgermeister : Ewald Oskar Ludwig Löser.

Ce que Gustav ignorait, c'était que les projets de Goerdeler incluaient son départ en exil en France, en Angleterre et en Amérique afin d'exhorter ces pays à lutter contre Hitler. Après un coup d'état, il serait devenu premier ministre. C'étaient là les germes du futur attentat contre Hitler. Löser, l'homme qui menaçait l'avenir d'Alfried était aussi déloyal que pouvait l'être un Allemand dans les années 30.

Alfried.

Ce dernier avait atteint sa majorité le 13 aout 1928 et alors que son père réfléchissait encore à soutenir Hitler, il versait déjà une contribution au parti nazi sur son argent de poche et, dès 1931, il avait rejoint les rangs de la SS Fördernde Mügliedschaft (Membres parrains). Tandis que son frère Claus s'engageait dans la Luftwaffe, il choisit une escadrille du Parti. Six ans plus tard, il y avait le grade de colonel. Il vivait maintenant dans une maison de quinze pièces protégée par du fil de fer barbelé et une guérite avec une sentinelle.

De 1925 à 1929, il avait étudié la physique, la chimie et la métallurgie. En 1934, il reçut son diplôme d'ingénieur à Aix-la-Chapelle. Il fit ensuite un stage non payé à la Dresdner Bank à Berlin pour y apprendre les rouages de la haute finance. Le 1er octobre 1936, il fut nommé directeur adjoint.

En 1936, sa sœur Irmgard était devenue la baronne von Frenz et Claus avait épousé une jeune Viennoise à Baden.

Après une période dissolue, Alfried entama pleinement sa carrière chez Krupp. Malheureusement pour ses parents, il était tombé amoureux à Berlin d'Annelise Bahr, fille d'un commerçant de Hambourg... et divorcée. Pire, l'enquête que commanda Bertha révéla que son ex-mari était Juif. Alfried passa outre à l'opposition de ses parents et épousa Annelise le 11 novembre 1937. Le 24 janvier 1938, elle lui donna un fils, Arndt. Hélas pour elle, elle n'était pas acceptée sur la colline et donc partout rejetée. L'avenir d'Alfried en était compromis et, au bout de quatre ans, ils capitulèrent. Après le divorce, Annelise alla s'installer à Tegernsee pour y élever leur fils.

Hitler avait réalisé que son destin était intimement lié à celui de Krupp et livrait à Alfried les comptes rendus de son Geheimer Kabinettsrat. Un directeur fut nommé pour rencontrer régulièrement un capitaine de la marine représentant l'Abwehr et l' Oberkommando der Wermacht. Celui-ci recevait les renseignements des agents Krupp à l'étranger et livrait en retour des informations stratégiques. Le 17 mai 1939, une semaine avant que le Führer ne réunisse les grands chefs nazis à la Chancellerie du Reich afin de leur révéler son intention d'attaquer la Pologne, il conseillait au Konzern de cesser toutes ses livraisons à destination de Varsovie.

Claus était dans la Luftwaffe, Berthold était Oberleutnant dans la Wermacht et Eckbert y était Leutnant.

Chamberlain avait été dupé à Munich et son attitude se durcit. Il annonça (le 1er avril 1939) à la Chambre des communes son intention de garantir les frontières de la Pologne.

La guerre... encore.

Le 1er septembre, l'armée allemande franchit la frontière. Par la suite, Franz Halder déclara que si les Français étaient sortis de leurs bunkers à ce moment là pour envahir la Rühr, Hitler eut été contraint de demander la paix. Le dernier Panzer de chez Krupp, le PzKw IV se distingua particulièrement par sa fiabilité.

Au château de Marienthal, Tilo et Barbara apprirent que leur fils Kurt s'était noyé. Son bateau avait été coulé par un U-Boot Krupp tirant une torpille Krupp.

Le 9 avril 1940, ce fut le tour de la Norvège. L'OKW était renseignée sur la situation de l'armement danois par un représentant de Krupp. Celui-ci oublia de mentionner la forteresse d'Oscarborg et ses canons Krupp de 28 cm. Ils étaient anciens mais en excellent état. Ils endommagèrent un croiseur lourd, le Lützow et en coulèrent un autre, le Blücher, avec ses 1 600 marins.

Le 10 octobre 1939, Hitler avait publié sa directive de guerre n° 6, ordonnant des préparatifs « en vue d'une attaque... à travers le Luxembourg, la Belgique et la Hollande. Le 16, Alfried reçut une demande de Hollande en obusiers et canons antiaériens. Il esquiva pendant huit semaines, jusqu'à l'incorporation des Pays-Bas au Reich.

Le 7 aout 1940, pour le soixante-dixième anniversaire de Gustav, Hitler descendit à Essen. Il remit à  Gustav l'écusson de l'Aigle du Reich allemand avec l'inscription « Führer allemand de l'économie » ainsi que le titre de Pionnier du Travail et la Croix de Guerre du Mérite. Gustav n'était déjà plus l'homme qu'il avait été et se montra totalement ahuri de cet honneur. Après tout, comme il l'avoua à l'un de ses serviteurs, il n'avait fait que son devoir.

Le 10 mai, la Wermacht avait envahi les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, trois pays dont Hitler avait promis de respecter la neutralité. Le cinquième jour, le barrage français céda. Les Forces expéditionnaire britanniques, les soldats belges et trois armées françaises se trouvaient prises dans la nasse.

Ce jour là, un marchand de tableaux du nom de Arthur Rümann déjeunait dans un club de Dusseldorf avec trois industriels de la Ruhr. Il ne vendit aucun tableau. Alfried ne tarda pas à les rejoindre et les cinq hommes se penchèrent sur des cartes pour évaluer l'étendue de la progression de la Wermacht. Il était maintenant possible de se rendre en Hollande et ces messieurs de se partager des pans entiers de l'industrie locale. C'était du pillage.

« On eût dit des vautours réunis autour de leur charogne et vous imaginez bien qu'un homme comme moi, un historien de l'art qui avait consacré sa vie à la préservation de la culture, était très secoué par tout cela. »

Alfried informa tous les représentants de la firme dans les pays occupés de « servir les intérêts de Krupp à mesure que les occasions se présentaient. »

Le 29 mai 1942, il informa son père que le ministre du Reich, Speer, l'avait nommé au Rüstungsrat et l'avait proposé comme vice-président de l'Association du Fer du Reich.

Alfried criminel de guerre.

Hitler extorqua à la France seule des dommages d'occupation de plus de sept milliards de dollars par an, quatre fois les réparations annuelles de le république de Weimar qu'il avait dénoncé comme étant d'une injustice criminelle. Tout ceci en contradiction à la Convention de la Paix de La Haye de 1899 qui assurait l'inviolabilité de la propriété privée en temps de guerre. On retrouva après la guerre un article du Financial Times dans les papiers d'Alfried : « Tôt ou tard, les Alliés devront rédiger leur liste de criminels de guerre... La spoliation de territoires occupés est considérée sans contestation possible comme un crime de guerre. » Les acquisitions étrangères étaient du domaine d'Alfried.

En 1942, alors que se préparait l'invasion de la Russie, Robert Rothschild qui avait du abandonner son usine de Liancourt dans le Nord s'apprêtait à y retourner lorsque la chambre de commerce de Lyon l'empêcha de partir. Rothschild ne comprenait pas, après tout il était Yougoslave – ressortissant d'un pays neutre - mais pour les vainqueurs ses papiers étaient faux et il n'était qu'un Juif comme les autres.

Rothschild se résigna à transférer la propriété de l'usine à son beau-frère, Milos Celap – pur Aryen aux yeux des Allemands –. Dix semaines après la reprise de la production, un représentant de Vichy fit saisir l'usine. Le transfert était illégal.

En septembre, Rothschild tenta de s'enfuir vers le Portugal. Il fut rattrapé par la police française malgré son passage effectif en Espagne. Celap parvint à le faire libérer et Rothschild alla s'installer dans un petit hameau en zone italienne.

Le 6 février 1944, il reçut la visite d'un Français, Richard Sandre, « persona grata auprès des Krupp ». Il était insupportable pour les Allemands qu'un Juif continue à demeurer le propriétaire officiel de celle-ci. Malgré les menaces à peine voilées de Sandre, Rothschild ne céda pas. Le 21 février, des hommes du parti populaire français antisémite de Vichy l'enlevèrent et l'expédièrent à Montluc.

En même temps que les renégats mettaient la dernière main en convertissant les restes de la Société Anonyme Austin en Krupp SA Industrielle et Commerciale, ils livraient Rothschild à Eichmann. Rothschild fut transféré à Drancy et jeté dans un wagon à bestiaux pour Auschwitz. Il avait été envoyé dans la chambre à gaz pour enrichir Krupp.

Alfried esclavagiste.

En 1943, alors que les hangars de la Krawa étaient anéantis sous les bombardements alliés, Alfried décida de faire évacuer de la Ruhr ce qu'il en restait. Il fit saisir par le gouvernement militaire de l'Alsace la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (SACM), devenue pour les Allemands la Elsassische Maschinenbau (Elmag).

Alors que les désertions de travailleurs s'enchainaient après le débarquement en Normandie, Essen fit envoyer 1 250 travailleurs du camp de concentration de Oranienburg en Alsace. Soixante détenus furent envoyés en avant-garde construire un camp de concentration aux usines Elmag. Un témoin raconta : « Les ouvrier alsaciens locaux furent tellement indignés devant les conditions qui y régnaient qu'ils protestèrent ouvertement et menacèrent de faire la grève aussi longtemps que les prisonniers du camp de concentration continueraient à être aussi mal traités. »

Cela ne servit à rien. En août, les premières troupes américaines s'approchaient et Alfried ordonna l'évacuation des pensionnaires du KZ et le démantèlement des usines pour réinstallation en Bavière. C'était la Ruhrhilfe-Aktion (Action d'Aide à la Ruhr) qui dépouillait les victimes de leurs outils et de leur machines pour les laisser sans ressources. La même chose se produisit à travers tout l'empire nazi : de l'Ukraine à la France, de la Grèce à la Norvège, de la Russie à la Yougoslavie.

De toutes ses conquêtes à l'Est, l'Ukraine représentait pour l'Allemagne la « plume du faisan d'or » : gisements de fer, mines de charbon et 40 millions d'habitants. Ses avoirs furent confiés à une curatelle d'une organisation appelée la BHO : la société des mines et fonderies de l'Est. Alfried était à la tête de son conseil d'administration, ce qui fit de lui le seul homme en Europe à gagner de l'argent grâce à l'opération Barberousse.

Mais les Russes ne se laissèrent pas faire, transplantant leur industrie lourde dans l'Oural, sur la Volga, en Asie centrale et en Sibérie occidentale... hors de portée de la Luftwaffe et de Krupp. Entre juin et octobre 1942, « 283 entreprises industrielles importantes » avaient été évacuées « en plus de 136 usines plus petites ». Mais en règle générale, les aciéries – la spécialité de Krupp – restèrent où elles étaient. Dans les treize premiers mois de l'occupation le BHO envoya en Allemagne 6 906 tonnes de minerai de chrome, 52 156 tonnes de minerai de fer et 438 031 tonnes de minera de manganèse.

Au début, les Ukrainiens accueillirent les Allemands comme des libérateurs. Ceux-ci leurs répondirent qu'ils étaient des Slaves et donc, comme les Juifs, des Untermenschen. En mars 1942, les nazis créèrent le bureau spécial de répartition de la main-d'œuvre. 4 millions d'Ukrainiens furent expédiés à l'ouest comme « travailleurs de l'est ».

Les Ukrainiens n'apprécièrent pas, des directeurs Krupp furent assassinés.

La belle machine Krupp commençait à montrer ses limites. Le dernier né de Krupp était un canon géant, « le gros Gustav », doté d'une gueule d'un mètre de large, d'une portée de 40 kilomètres et pesant 1 465 tonnes. On ne pouvait le transporter que sur une voie de chemin de fer double. Krupp fit payer chacun d'eux 7 millions de marks. Employé à Sébastopol, il se révéla une grotesque supercherie : seul un projectile sur cinq avait atteint les Russes.

L'ingénieur en chef de Krupp : Erich Kanonnen-Muller, membre dominant de la Commission pour le développement du Reich était non seulement un ingénieur trop inventif, trop malin, trop enthousiaste pour le bien de la Firme, c'était aussi un national-socialiste convaincu. Il était impossible que les Untermenschen ne puissent être vaincus par la race Aryenne. Alors que les Russes se limitaient à produire deux types de chars, Muller s'entêta à produire une famille de chars compliquée. Il engagea le docteur Ferdinand Porsche et son fils Ferry, créateur de la voiture de grand prix la plus rapide jamais construite : l'Auto-Union six litres. Ce fut une folie. Encouragés par Muller, approuvés par le Führer et au grand ravissement de Krupp, ils produisirent des « choses » aussi inutiles que les Léopard et les Tigre et firent les projets insensés de produire le Panzer VIII Maus de 180 tonnes (trois fois le poids du Tiger-panzer) qui ne fut jamais complété et un « monitor terrestre » de mille tonnes : le Landkreuzer P. 1000 Ratte, projet annulé par Albert Speer en 1943.

Alors que les blindés Krupp s'enlisaient dans les boues printanières d'Ukraine, les T-34 continuaient à avancer. Une équipe d'experts suggéra qu'on en réalise une copie. Müller rejeta celle-ci comme une insulte au Kruppsche Geits. Porsche présenta plutôt un Jagdpanzer géant doté d'un canon de 100 mm sur affut fixe : Der Elefant. Koursk consacra son échec. Krupp en avait fabriqué 90. Tous avaient participé aux combats, tous avaient échoué. 70 000 soldats avaient été tués et 2 900 chars détruits. Désormais le IIIe Reich se battrait avec un équipement de qualité inférieure.

Dans les mois qui suivirent, alors que les Russes reprenaient du terrain, Alfried déménageait toutes ses usines russes... vers l'Ouest.

En 1941, Gustav avait subi sa première attaque. Le secret avait été bien gardé. Seuls Bertha, Waldtraut le docteur Gerhardt Wiele en eurent connaissance. En 1942, il décida de renoncer à monter à cheval car il souffrait de vision double. Le soir, il faisait semblant de lire des rapports du Hauptverwaltungsgebäude pendant que Bertha faisait semblant de ne pas remarquer qu'il les tenait à l'envers. Le 12 mars 1942, lorsque Waldtraut épousa un important industriel du textile, il se montra élégant et lucide.

En 1943, il subit une seconde attaque. Pendant un temps sa diction devint confuse et seule Bertha la comprenait. On le vit par la suite ramasser des éclats de shrapnel ennemis afin de prendre part à la collecte de vieux métaux.

Claus était mort en 1940, quatre de ses cinq frères servaient sous les drapeaux. Restait l'ainé : Alfried qui se consacra alors entièrement à la Firme. Le 5 février 1942, il proposa la construction de la Berthawerk en Silésie avec des Juifs d'Auschwitz. Otto Saur, chef du bureau technique du ministère de Speer s'y opposa. Alfried passa outre en allant voir directement le Führer.

L'étau.

Dès 1941, le spectacle de milliers de prisonniers de guerre emmenés dans les ateliers Krupp avait troublé jusqu'à la Junkerherrschaft conservatrice. L'amiral Canaris protesta. C'était une violation des accords de La Haye. Alfried répondit : « Il n'est pas question de discuter la légitimité de l'emploi de travailleurs étrangers pour le travail de guerre. »

Alfried ne pouvait ignorer les conditions de travail dans ses usines. Le 15 décembre 1942, il reçut du docteur Wiele, un rapport d'autopsie décrivant comment un prisonnier était littéralement mort de faim. Un autre, le docteur Wilhelm Jäger décrivit ainsi les camps entourés de barbelés :

« On ne servait dans ces camps que de la mauvaise viande qui avait été refusée par les vétérinaires parce qu'elle contenait des germes de tuberculose. (...) Des étrangers de l'Est travaillaient et dormaient dans les vêtements dans lesquels ils étaient arrivés. Presque tous étaient obligés de se servir de leur couverture comme manteau par temps froid et humide. Beaucoup devaient aller pied nus même en hiver. »

Un jour, Alfried reconnut dans la masse d'uniformes de KZ un visage familier, celui de Voss Van Steenwyk, mari d'une cousine issue de germain... et reconnut plus tard qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il était advenu de lui par la suite.

L'ascension d'Alfried entraina le départ de Löser. Celui-ci invoqua son opposition au travail forcé pour justifier son départ, mais il avait lui-même trempé dedans et les juges en tiendraient compte par la suite. Löser était depuis 1937 un membre du Kleine Kreis, un groupe subversif de sept directeurs qui travaillaient à des moyens de se débarrasser de Hitler. En 1942, les conspirateurs créèrent une organisation officielle et prirent contact par radio avec Allen Dulles en Suisse. Dans les six mois qui suivirent son départ de Krupp, Löser fut complice de six attentats au moins contre Hitler. A l'automne 1943, tous les espoirs se portèrent sur un projet porté par un jeune Obersleutnant. Son nom était comte Claus Philip Schenk von Stauffenberg. Il avait exactement le même âge que Alfried. L'opération porterait le nom de Valkyrie.

A partir de 1941, Gustav, dans ses moments de lucidité, avait commencé à réfléchir au problèmes liés à la succession au sein du Reich. Ave l'aide de Alfried, il mit au point une législation pour l'introduction de « legs industriels » limités « à des successions laissées par des firmes de réputation mondiale qui ont acquis une situation particulière par suite de leurs traditions et des services qu'elles ont rendus. » Il s'agissait de mettre en place une monarchie industrielle absolue. Hitler donna son approbation  Ce serait la « Lex Krupp », elle ne bénéficierait qu'à cette famille et la libérerait des ministres du Reich de la Justice, de l'Économie et des Finances.

Mais à l'heure du triomphe, vint celle du désastre. Le 8 janvier 1943, 7 000 canons soviétiques ouvrirent le feu sur Stalingrad. Paulus se rendit et Hitler décréta trois jours de deuil national.

Alfried kanonenkönig.

Le 15 novembre, Bertha renonça à ses droits sur la Firme, du même coup, elle déshérita d'un trait Berthold, Harald, Eckbert, Irmgard, Waldtraut le fils de la veuve de Claus. Alfried était maintenant le seul et unique propriétaire de Krupp. Depuis la prise de pouvoir du Führer en 1933, les avoirs du Konzern avaient sauté de 72 962 000 marks à 237 316 093 marks et on ne comptait même pas les sociétés confisquées en pays conquis. Alfried était le souverain du plus grand complexe industriel du continent. Il le demeurerait jusqu'à sa mort grâce à une autorisation spéciale de Adolf Hitler.

Les bombardements sur la Rhur s'intensifiaient. Souvent, Alfried entrainait le soir ses directeurs dans le jardin pour y admirer les « Arbres de Noël », des fusées lancées par des Mosquitos afin de guider les bombardiers sur leur cible. Alfried connaissait d'expérience le nombre d'avions, leur type et leur altitude. Ceux-ci suivaient à dix minutes de là et les directeurs étaient très nerveux, mais aucun ne pouvait bouger tant que lui ne le déciderait.

La nuit du 21 au 24 octobre, 4 522 tonnes de bombes furent lancées sur Essen, le double de celui de tous les mois précédents. Le 28 juillet, Goebbels avait noté :« Le dernier raid a entrainé un arrêt de production d'environ 100 % à l'usine Krupp. Speer lui-même s'en inquiète beaucoup. »

En 1945, les statistiques de Krupp noteraient que sur 32 013 maisons ouvrières de la firme, 13 888 avaient été entièrement détruites et 16 117 gravement endommagées.

Mais si le Bomber Command prétendit après le premier raid sur Cologne que 250 usines avaient été détruites, les photographies prouvèrent que c'était le centre de la ville qui avait été visé, tuant entre 14 000 et 15 000 civils. Les Anglais traquaient les habitants et non l'industrie.

La théorie était la suivante : Si on attaquait les villes, le moral des habitants en souffrirait, on détournerait les travailleurs des usines pour les obliger à s'occuper de leurs familles et réparer les dommages. La production de guerre en souffrirait. L'échec de ces théoriciens fut total. Le concepteur de la stratégie du « Bombardement Stratégique », Arthur Travers Harris, dit «Bomber Harris » mais aussi « Butcher Harris » le reconnut plus tard : « Le bombardement moral n'avait aucune efficacité contre un État policier aussi bien organisé que l'Allemagne. »

La Firma ressentit toutefois sa part de bombardements. Une seule attaque arracha 12 hectares d'ateliers Krupp, le suivant 37. Ce n'était pas du bombardement de précision, Krupp possédait six millions de mètres carrés de surface d'usine à Essen et à la fin de la guerre, 30 % de celle-ci avait été démolie. Mais Alfried reconstruisait tout le temps.

De fait, plus les Alliés bombardaient, plus l'Allemagne produisait. A la veille de la défaite, la Ruhr produisait plus qu'elle ne l'avait jamais fait. Hitler avait dit à Speer : « Donnez-moi 600 chars par mois et nous supprimerons tous les ennemis du monde. » Fin 1943, l'Allemagne en produisait 1 000 par mois. En novembre 1944, elle en fabriquait 1 800. Vers le milieu de 1944, la production d'avions avait atteint un sommet de  3 750 appareils par mois. En 1944, les Schlotbarone livraient trois fois autant d'armes qu'en 1943, triplèrent la réserve de bombardiers de chasse et fabriquèrent huit fois autant de chasseurs de nuit.

Les bombardements eurent surtout de l'effet sur les lignes ferroviaires. Il était devenu impossible d'évacuer les 30 000 tonnes de produits finis qui sortaient des usines chaque jour. « La Ruhr finit par s'étrangler, en janvier-février 1945, avec sa propre production. Elle ne s'effondra pas sous le poids des bombes. » (Schleiker)

Le général Américain J.F.C. Fuller appela l'offensive aérienne un « massacre des populations civiles. » L'Angleterre, dit-il, était maintenant condamnée par sa propre conscience.

« Qui sont tous ces gens ? »

Au printemps 1944, Gustav et Bertha passèrent leur dernière soirée à la villa avant de gagner Blühnbach. Les repas étaient devenus une épreuve. Gustav était sujet à des hallucinations et, ce dernier soir, il effraya Bertha et Alfried en se mettant péniblement debout, serrant sa serviette contre lui. Tendant un doigt vers le fond de la pièce, il murmura : « Wer sind denn eingentlich all diese Leute ? » « Qui sont tous ces gens ? »

Qui étaient-ils en effet ? Ces dernières années, les immigrants de Essen ne ressemblaient plus aux Kruppianer. Ils ne s'habillaient pas comme eux et ne parlaient pas la même langue. Ils étaient emmenés par des gardes portant les chemises noires des Totenkopfwerbände des SS ou les uniformes bleus des policiers d'Alfried avec des brassards à croix gammée.

« Wer waren denn eigentlich all diese Leute ? »

C'était des esclaves. Un mot que l'on évitait de prononcer.

Les prisonniers de guerre étaient des Kriegsgefangene. Des ouvriers étrangers étaient des Fremdarbeiter.

Dans les premiers temps, il n'y eut pas de cas de sadisme chez Krupp. Les premiers arrivants furent bien accueillis et eurent même droit à des excuses. Ils seraient traités aussi bien que possible.

Le 3 juin 1939, 150 Tchèques reçurent l'ordre de se présenter le lendemain à la gare. Ils s'attendaient au pire. Au lieu de cela, ils furent accueillis par deux fonctionnaires de chez Krupp qui leur distribuèrent des sandwiches. Le lendemain, à leur arrivée, ils furent reçus par des représentants de Krupp qui les aidèrent à porter leurs bagages avant de les embarquer dans des cars. Après un tour de la ville, on leur servit un repas copieux, des cigarettes et de la bière ainsi que des cartes postales.

A partir de 1941, ce fut une autre affaire : des travailleurs arrivèrent en provenance de Pologne, de Galicie et d'Ukraine polonaise, entassés dans des wagons à bestiaux dont ils furent extirpés à coups de pieds.

En 1942, Krupp reçut 7 000 Slaves et en réclama 9 000 de plus. C'était des sous-humains. Hitler le proclamait depuis dix ans. L'affreux mot fut prononcé. Des pancartes firent leur apparition proclamant SLAVEN SIN SKLAVEN (Les Slaves sont des esclaves). Les rapports parlant de main-d'œuvre esclave, de commerce des esclaves, de marché aux esclaves et du propriétaire des esclaves  se multiplièrent. On annonça ensuite l'arrivée de bétail Juif. Tout Kruppianer dissident était signalé par la Altendorferstrasse au Quartier général local de la Gestapo.

Les nouveaux arrivants recevaient des galoches de bois, des couvertures Krupp marquées des trois cercles entrecroisés et les uniformes de prison de la firme, bleus avec une large rayure jaune.

La déshumanisation était totale. Les Russes portaient les initiales blanches SR pour Sowjietrussland, les Polonais un grand P. Les autres travailleurs de l'Est avaient un rectangle bleu marqué des lettres OST, et ceux d'ailleurs des brassards blancs, bleus, rouges ou verts sur blanc. Les noms étaient interdits, les prisonniers étaient identifiés par leurs numéros.

En 1943, la Oberlagerführung fut frappée par une crise. Il y avait trop d'étrangers. Ils parlaient très mal l'allemand. Il puaient et affichaient des faces livides et épuisées et restaient là sans bouger comme des bêtes attendant qu'on les pousse. L'ordre vint et on les poussa à coups de poings, puis de bottes, puis de matraques et de fouets. Le terme le plus employé pour les désigner était Stücke... pièces, bétail.

Les problèmes de main-d'œuvre s'accumulaient malgré tout. Speer suggéra qu'on mette à l'emploi les femmes allemandes. Ludendorff l'avait fait en 1916. Hitler y opposa son véto. Trois millions d'Américaines et 2 250 000 Anglaises travaillaient dans les industries de guerre. Le nombre d'Allemandes ne dépassa pas 182 000.

Après la guerre, la défense d'Alfried consista à affirmer qu'il aurait pu être fusillé s'il n'avait pu atteindre son quota. Saur démentit vertement. Par ailleurs, si en théorie la mobilisation forcée tenait du gouvernement allemand, les industriels invités à prendre leur part pouvait refuser. Beaucoup le firent, jamais Krupp.

Au début de 1942, des rapports parvinrent au Hauptverwaltungsgebäude selon lesquels les Fremdarbeiter n'arrivaient aux ateliers que deux à trois mois après leur réquisition. Après protestations auprès de la Wermacht, de la Gestapo et des SS, Alfried nomma Heinrich Lehmann agent de liaison auprès du DAF (Front du Travail Allemand) et directeur du Arbeitsensatz A (obtention et recrutement de la main-d'œuvre). Il parcourut l'Europe entière à la recherche de Stücke, mobilisa des usines entières en France, 30 000 charpentiers en fer et charpentiers de navires en Hollande, parfois menottes aux mains.

C'était un terrible retour en arrière. Depuis deux siècles, on combattait activement le servage et l'esclavage partout où il existait encore. La Société des nations avait déclaré en 1930 que « toute forme de travail obligatoire pour une entreprise privée était interdite. »

Alfried traitait les livraisons de chair humaine d'Union Soviétique comme de la matière inanimée, n'hésitant pas se plaindre de leur manque de qualité aux plus hautes autorités.

Les camps d'extermination.

L'emploi des Juifs posait problème. Les Juifs avaient toujours posé des problèmes, mais maintenant Goering avait ordonné à Heidrich de se lancer dans la solution finale de la question juive. En 1942, Himmler ordonna à un physicien du nom de Beckar la mise au point de fourgons à gaz. Cette solution peu pratique fut remplacée par des Vernichtungslager (camp d'extermination) dont le plus célèbre ne tarderait pas à devenir celui d'Oswieçim, une ancienne caserne en Pologne, et dont le nom allemand serait Auschwitz.

Le 25 avril 1942, Alfried ordonna « une nouvelle expansion » sous la forme « de camps de concentration » au Sudetenland. Quatre semaines plus tard il parla de « l'extermination par le travail » au Führer. Tous les membres du Parti étaient pour la liquidation des « Juifs, saboteurs étrangers, Allemands antinazis, Tziganes, criminels et éléments antisociaux », mais qu'en attendant ils pouvaient se rendre utile avant de s'en aller. Hitler hésita. La solution fut de nature économique, ou si l'on préfère de pots-de-vin. Krupp proposa de payer aux SS 4 marks par jour et par pensionnaire, moins sept douzièmes de marks pour la nourriture.

Hitler ordonna que l'on détermine combien il y avait de prisonniers KZ valides. La réponse était 25 % dont 40 % pouvaient travailler dans les usines de munitions.

Lorsque Alfried réalisa qu'il y avait à Auschwitz de nombreux ouvriers qualifiés, il décida d'y construire « une usine pour la fabrication de pièces détachées d'armes automatiques. » La sélection de main-d'œuvre esclave commença le 22 avril 1943. Des brigades de Kruppianer travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre finirent de construire le 28 mai un embranchement de chemin de fer, un grand hangar et une annexe de lavabos.

Les conditions de travail des Stücke ne faisaient pas partie des priorités de Krupp, mais certains Kruppianer se montrèrent plus curieux. Parmi eux Erich Lutat, un ouvrier spécialisé et Paul Ortmann, un technicien. En dépit des consignes strictes, les deux hommes partageaient leurs rations avec les prisonniers. Ils voyaient la fumée sortir des cheminées, sentaient l'odeur de chair brulée, constatèrent le manque de nourriture, de vêtements ou d'abris et étaient outrés des violences que les gardes SS leur faisait subir. Lutat déclara à Nuremberg : « Beaucoup de ces prisonniers étaient dans un état physique pitoyable. »

Auschwitz n'était qu'un nom parmi près d'une centaine d'autres en Pologne, Autriche, France et Tchécoslovaquie. On ne connait pas le chiffre exact car tous les dossiers du Konzern qui les mentionnaient étaient marqués du sceau secret et que par la suite des balles entières de ces dossiers furent brulés.

A la fin de 1943, quand Alfried devint l'unique propriétaire, il put exercer toute la force de sa volonté sur les Bonzen du Parti. Sa position lui permit alors de négocier directement avec le gouvernement, de louer des esclaves à 4 marks par tête et d'insister sur le droit de la firme à rendre les marchandises endommagées. Il avait le droit de puiser dans la masse croissante de déportés étrangers. Un document non daté trouvé par un soldat américain après l'effondrement révèle qu'au jour où celui-ci fut classé, la Gusstahlfabrik employait environ 75 000 esclaves. La Firme avait commencé à pourrir, les esclaves étaient devenus le symptôme de la maladie qui affectait toute l'Allemagne. Aucun pays, aucune affaire, aucun individu ne pouvait descendre à un niveau aussi bas et continuer à prospérer. Les gardiens eux-mêmes devenaient des prisonniers, enfermés dans leur malaise, leurs soupçons et parfois leur sentiment de culpabilité.

Au début on employait des jeunes hommes de dix-sept ans, puis de quatorze ans. En 1943, on employait des garçons de douze ans comme ouvriers. En 1944, on mettait à travailler des enfants de six ans. Les médecins de chez Krupp, craignant la contagion finirent par refuser d'entrer dans ces parcs à bestiaux humains. Les documents de l'époque ne reflètent aucun reflet de ces préoccupations à la Altendorferstrasse.

Ordre fut donné d'isoler les prisonniers russes de la population allemande, des travailleurs étrangers et des autres prisonniers de guerre. Lorsque les contrats d'un an des ouvriers français, belges et hollandais vinrent à expiration, on les mobilisa. La théorie du double traitement finit par s'effondrer.  Très rapidement on ne distingua plus de différence entre les conditions de détention des gens de l'Est et de l'Ouest. Tous les pensionnaires devaient ôter leur casquette devant des SS ou des officiers du Werkschutz.

En janvier 1944, au cours d'une réunion au Haupterwaltungsgebäude, Bülow déclara à Alfried que les étrangers devaient être traités « avec une plus grande rigueur et une plus grande sévérité », « qu'ils subissent des punitions en dehors de leur travail. » Dechenschule deviendrait « un camp pénitentiaire sous la surveillance de la Gestapo », et les officiers seraient « invités à désigner des tâches particulièrement difficiles et sales » aux étrangers. Ceux-ci devaient être des travailleurs qui avaient été dénoncés à la Gestapo pour absentéisme.

Les gardes avaient des instructions précises : « Au moindre signe d'insoumission et de désobéissance agir sans merci. Ne pas hésiter à employer les armes à feu pour briser toute résistance. Tirer immédiatement et avec la ferme intention de les toucher sur tous les détenus qui cherchent à s'échapper. » Les prisonniers travaillaient douze heures par jour sept jours par semaines, sans vacances, ni salaire.

Fritz Führer, le Lagerführer du camp, payé par Alfried, témoigna à Nuremberg que les instructions de Bülow furent suivies à la lettre. Mais en examinant les dossiers de ses pensionnaires, il découvrit avec stupéfaction que la plupart d'entre eux ne pouvaient s'être rendus coupables de violation de contrat car ils n'avaient jamais mis les pieds en Allemagne auparavant. Un très fort pourcentage de ces hommes étaient des otages provisoires expédiés dans la Ruhr par erreur et envoyés à Dechenschule parce qu'il y avait des couchettes libres au camp.

On ne pouvait laisser de telles choses secrètes bien longtemps. Des lettres anonymes affluèrent au Oberkommando der Werhrmacht dénonçant le traitement des prisonniers et le manque de nourriture. Hitler lui-même dénonça les conditions d'incarcération des prisonniers russes.

Après la guerre, un éminent homme de loi de Washington – Drexel A. Sprecher – qui avait assisté au procès de Nuremberg dénonça vertement le comportement d'Alfried à l'égard des prisonniers : « Son pouvoir était absolu et par conséquent le corrompait absolument. Par ailleurs, les sujets de ce souverain ne pouvaient être freinés que par lui. Quand il ne les retenait pas, ils se laissaient aller et quand les Allemands y vont, ils y vont carrément. »

Il y avait peut-être une autre explication : celui des valeurs familiales. Entre 1939 et 1945 tous les mâles valides entre seize et soixante ans furent mobilisés. Il y avait à cette époque 48 970 hommes étrangers dans le grand Essen et toutes les femmes de la Ruhr ne considéraient pas ces Fremdarbeiter comme sous-humains.

Heydrich mit son veto à l'envoi de prisonniers asiatiques dans la Ruhr et prévint que tous les autres devaient être considérés comme des ennemis : « Toute sympathie est de fausse pitié et les tribunaux ne l'accepteront pas comme excuse. »

De son coté, Bülow interdit aux prisonniers d'aller à l'église, d'écrire chez eux, de manifester le moindre relâchement dans le port des insignes ethniques et de fraterniser avec la population locale. Il fallait également s'opposer à tous risque de « fraternisation » entre des hommes allemands et des travailleuses russes : « Les travailleuses de l'Est enceintes ne seront plus signalées aux SS... »

Les demandes de permissions provenant de civils italiens étaient examinées avec méfiance. Les Français qui souhaitaient rentrer chez eux en fin de contrat se voyaient opposer un refus systématique. La Ruhr était devenue un lieu de mort. En mars 1943, les Britanniques anéantirent une centaine de Polonais à la Hafenstrasse. A la fin de la guerre, selon un rapport envoyé à Alfried, 3 camps étaient « partiellement détruits », 32 « détruits » et 22 « détruits deux fois ». Dans la seule nuit du 23 au 24 octobre 1944, on compta 820 tués et 643 blessés.

Les dieux eux-mêmes luttent en vain.

« Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres. »écrivit George Orwell. Cette citation se vérifia t-elle jamais plus que chez Krupp ? La hiérarchie régnait jusque dans la mort : un Jude avait moins de chance qu'un Ostarbeiter dont les chances étaient plus faibles que celles d'un Freiwilliger lequel courait de plus grands risques que le Herrenwolk.

Lorsque avait lieu un raid, les Juifs se voyaient interdire l'accès aux abris. Au mieux ils devaient se contenter de tranchées découvertes.

Les raids se succédaient, les installations étaient détruites et reconstruites par des esclaves dociles qui – eux-mêmes victimes impuissantes des bombardements – étaient régulièrement remplacés. Mais aucune tranchée n'étaient creusés pour les protéger, malgré des demandes pressantes  En 1943, la Herdestrasse fut anéantie et 600 prisonniers soviétiques y furent tués.

Les prisonniers, en désespoir de cause, se mirent à creuser des trous à mains nues. Personne ne les en empêcha mais personne ne les aida non plus. A Dechenschule, les gardes se construisirent un bunker pour eux-mêmes. Bien que la place ne manqua pas, aucun prisonnier n'y fut admis. Au Walzwerk II, les ouvriers allemands convertirent une salle de jeu en la renforçant. Lorsque les sirènes retentissaient, on fermait les portes aux prisonniers français. A 600 mètres de la Raumerstrasse se trouvait un tunnel de chemin de fer qui pouvait servir d'abri. Les gardes permirent aux prisonniers de s'y joindre avec eux. Mais l'abri improvisé était insuffisant pour les 1 200 à 1 500 prisonniers du camp. La première course vers le tunnel séparait les rapides des lents. Après ça, les plus lents restèrent au camp : les vieux, les malades. Le Darwinisme social dans toute son horreur.

A la Nöggerathstrasse, l'abri le plus proche était le passage souterrain de la Grunerstrasse. On annonça que ceux qui voudraient y aller devraient y rester bien que cela signifia dormir sur des cailloux pointus. Tous les prisonniers français se portèrent néanmoins volontaires. On organisa un tirage au sort et les 170 gagnants purent s'installer là-bas. Le 12 juin 1944, un certain docteur Stinnesbeck fit la description dans un rapport des conditions de vie des prisonniers de guerre dans le camp n° 1420 de la Nöggerathstrasse. Il y décrivit sa vision dantesque du soit-disant hôpital du camp. Mais ce qui le troubla le plus fut que 170 prisonniers habitaient dans le passage souterrain de la Grunerstrasse : « Ce tunnel est humide et il n'est pas fait pour que des êtres humains y logent. »

Le Sklavenhalter arabe le plus brutal connaît la valeur de son bétail humain. Il veille toujours à lui conserver une étincelle de vie. Sinon il perd tout ce qu'il a investi. Le traitement de Krupp envers ses esclaves demeure un mystère. « Les dieux eux-mêmes luttent en vain contre la stupidité » a écrit Schiller.

Étonnamment, le plus sérieux avocat de la retenue était Fritz Sauckel, le grand marchand d'esclaves du Reich. Mais ses avertissements se perdaient dans le désert du programme d'esclavage le plus dément du Reich. Lors d'une réunion à la Raumerstrasse, M. Hassel du Werkschutz dit « qu'on avait affaire à des bolchéviks et qu'il faudrait leur donner des coups à la place de nourriture ».

A partir du 9 février 1942, les rations allouées aux Russes et aux Polonais mobilisés pour le travail obligatoire étaient officiellement de 2 156 calories par jour au minimum. Ceux qui faisaient de gros travaux devaient en toucher 2 615. Ceux qui faisaient de très gros travaux 2 909. Mais quid de Krupp ? Un contremaitre de chez Krupp écrivit que « Ce que ces hommes appellent une ration quotidienne est pour moi un mystère. Ce qu'ils appellent de la nourriture est un mystère aussi parce qu'ils ont servi ce qu'il y avait de plus clair d'une soupe qui n'était déjà que trop liquide. C'était littéralement de l'eau avec une poignée de navets et on aurait dit de l'eau de vaisselle... » On appelait cela « la soupe de bunker ».

Die Firma était l'une des rares firmes à qui son contrat avec les SS permettait de prendre ses propres dispositions pour nourrir les esclaves, diminuant ainsi ses versements de quatre marks par jours à Himmler. Dans de telles conditions, les constitutions d'hommes arrivant robustes et en bonne santé se dégradaient rapidement. On releva que les quatre-cinquièmes des morts l'étaient de tuberculose et de sous-alimentation. La proportion des malades était de 4% chez les travailleurs italiens, de 3 à 4% chez les Allemands, de 2,5% chez les Français. Pour les Soviétiques, il fallait reconnaitre que le chiffre était « extrêmement élevé ».

Mais il y avait encore d'autres façons de mourir. Le 29 avril 1944, un prisonnier du nom de Serguei Schosow travaillait à déblayer les décombres d'une boulangerie Krupp. Vers midi, un garde de la Werkschutz nommé Wilhelm Jacke le vit tendre la main vers une miche de pain noircie. L'instant suivant, Schosow était abattu. Bülow réagit en envoyant une lettre de félicitations à Jacke.

Les gardes se virent attribuer le pouvoir de vie et de mort sur les prisonniers : châtiments corporels à coups de pieds et de bâtons, privation de repas, coupes de cheveux en forme de croix.

L'un des gardes les plus sadiques était Hassel, le sous-chef du Werkschutz qui obtint une augmentation de salaire sur recommandation de Bülow. Sous ses ordres, des ouvriers allemands furent attribués à chaque équipe, armés de massues et de fouets. Les meurtres de prisonniers étaient disculpés pour motif de légitime défense. Quand cela se révélait insuffisant, on griffonnait sur la chemise du dossier de l'esclave improductif : « Camp de Concentration de Buchenwald » ou simplement « KZ ». Bülow lui-même signa un document confiant la responsabilité des réfractaires à la Gestapo : « Dans ces cas-là, la Gestapo prononce toujours des condamnations à mort pour l'exécution desquelles on pourra utiliser un détachement d'autres prisonniers de guerre russes ».

Ainsi le cercle vicieux devint plus vicieux encore : les maigres troupeaux que l'on poussait à travers les rues d'Essen à coups de fouet d'acier étaient incapables d'accomplir les travaux qu'on exigeait d'eux ; comme ils ne pouvaient les exécuter on les injuriait et on les affamait davantage ; quand ils s'effondraient on les exterminait.

Un Russe, incapable de supporter son sort un jour de plus, alla jusqu'à s'amputer les deux mains en posant ses poings sur une voie ferrée quelques instants avant l'arrivée d'une locomotive. On l'accusa de « sabotage ».

Nuit et brouillard.

7 décembre 1941 : une date qui restera marquée par l'infamie. Ce fut ce jour là que Hitler promulgua den Nacht und Nebel Erlass. A l'origine, le but du décret était de séparer des autres les gens « qui mettaient en danger la sécurité allemande ». Deux mois plus tard, le Feldmarschall Keitel l'étendit :

« ...les prisonniers doivent être transportés secrètement en Allemagne
...Ces mesures auront un effet préventif parce que
a) les prisonniers disparaitront sans laisser de trace,
b) aucune information ne pourra être donnée sur l'endroit où ils se trouvent ou sur leur sort. »

Keitel devait avouer à Nuremberg que de toutes les atrocités auxquelles il avait collaboré, celle-là était « la pire ». Comme il y aurait, parmi ces « criminels », les enfants, les illettrés et les attardés, cet Erlass donnait aussi l'assurance que dans le chaos de l'Europe d'après-guerre le destin de nombre d'entre eux ne serait jamais connu. Les dossiers du Sicherheitsdienst (SD) que l'on retrouva en 1945 ne contenaient que des noms et les initiales gribouillées NN (Nacht und Nebel). On ne saura jamais combien sont morts. On n'enregistra même pas l'endroit des sépultures. Les victimes disparurent à jamais dans la nuit et le brouillard du IIIe Reich allemand.

Certains, rares, en réchappèrent. Examinons leurs témoignages.

La famille Goldsztajn de Sosnowiec en Pologne. Hernyk, le père, journaliste. Regina, la mère, femme au foyer. Tadeusz, le fils, et le frère de son père. Les Goldsztajn étaient Juifs. Trois semaines après le seizième anniversaire de Tad, la famille fut entassée dans un wagon plombé. Quand ils descendirent sous un panneau ARBEIT MACHT FREI, ils entendirent l'ordre de se séparer selon leur sexe. Tad n'apprit que plus tard que sa mère avait été envoyée directement au four crématoire.

Les trois hommes se jurèrent de rester ensemble et pendant cinq semaines ils y parvinrent. Puis un officier SS accompagné d'un recruteur de chez Krupp pénétra dans leur baraquement. On fit déshabiller les hommes et l'homme de Krupp fit sa sélection. Tad et son oncle furent choisis. Hernyk et Tad tentèrent de négocier avec l'officier SS. Ensemble, ils travailleraient beaucoup mieux. L'homme de chez Krupp désigna le plus âgé et d'un coup de canne le SS pulvérisa ses lunettes. Ce fut la dernière fois que Tad vit son père.

Tad devait témoigner plus tard : « Pendant les quinze mois que j'ai passé à travailler chez Krupp j'ai toujours eu faim et sommeil et j'ai toujours été sale et fatigué au-delà de toute mesure humaine et la plupart du temps, si l'on considère les choses normalement, gravement malade. »

Son oncle mourut à l'hôpital de Fünfteichen. Sur les 600 hommes et adolescents qui avaient fait le voyage 20 seulement étaient vivants un an plus tard.

Le Berthawerk avait été l'un des derniers actes officiels de Gustav. L'usine devait rapporter autant d'acier qu'Essen et Rheinhausen réunis. Créé en 1943 avec un capital de 100 millions de Reichsmarks, l'usine appartenait à Alfried qui en était le président du conseil d'administration et qui finit par y investir 100 millions de plus. Il fut construit par 1 200 travailleurs Juifs. Le 23 juillet, une note annonçait le projet de construction d'un camp de concentration de 4 000 prisonniers. Le premier octobre, Alfried signa un ordre général à ses directeurs soulignant l'importance du Berthawerk « compte tenu des dommages causés à nos usines d'Essen. »

Mais malgré toutes ces bonnes intentions, jamais Alfried ne parvint à atteindre ses objectifs. Du moins jusqu'à ce que le ministère de Speer créa une commission de travail de l'Industrie et de l'armement allemande, s'emparant de l'organisation de la productivité avant de la rendre à un Alfried humilié.

Celui-ci ne semble jamais avoir compris les raisons de son échec. Les ordres de réquisition ne pouvaient être honorés. En d'autres termes il ne fallait pas gaspiller les Stücke. Tad :« On veillait à ce que l'équipement de l'atelier soit bien entretenu. On le faisait fonctionner avec précaution, on le graissait et on lui permettait de se reposer ; on protégeait sa longévité. Nous, par contre, nous étions comme un morceau de papier de verre qu'on frotte une ou deux fois, qui devient inutile et qu'on jette à brûler avec les ordures. »

A Fünfteichen, chaque nouvel arrivant recevait une chemise, un caleçon, un veston et un manteau (le tout en toile d'emballage) et une paire de galoches de bois. Aucun vêtement de remplacement ne fut jamais distribué bien que le mauvais tissu eût commencé à se déchirer au bout de quelques jours.

Les journées commençaient par le réveil à 4 heures et demie, l'appel et une marche de 5 kilomètres et de cinquante minutes jusqu'au Berthawerk. Ceux qui ne pouvaient suivre étaient ramenés au camp qui disposait de sa propre chambre à gaz. Certains soirs étaient marqués d'exécutions publiques, de meurtres rituels sur l'Appellplatz à coups de tuyaux de caoutchouc.

Les esclaves ne bénéficiaient que de quatre heures et demie de sommeil par nuit alors qu'ils  passaient dix heures par jour à l'usine. Les longues marches, les cérémonies sur l'Appellplatz et le spectacle des châtiments moyenâgeux prenaient du temps. Le repas prenait deux heures tous les soirs parce qu'il n'y avait que cinquante bols à soupe pour tout le monde et bien qu'en théorie les détenus aient fini leur journée à 23 heures, les gardes les faisaient veiller jusqu'à minuit pour exécuter des corvées.

Les conditions de travail étaient abominables. Une pièce complète d'artillerie quittait l'usine toutes les soixante minutes. Des fragments de métal rougis à blanc tombaient dans les galoches ouvertes. On avait bâti de grands poêles à coke pour les ouvriers allemands mais les Juifs n'avaient pas le droit d'en approcher. Les « Meister » et leurs assistants faisaient régner la terreur. La plus petite erreur les provoquait et c'était un déchainement de coups de pied, de tuyaux de caoutchouc et de barres de fer. « S'ils n'avaient pas envie de prendre eux-mêmes la peine de nous châtier, ils appelaient le Kapo et lui ordonnaient de nous donner vingt-cinq coups de fouet. » (Tad)

Les besoins les plus élémentaires étaient refusés. Les « Meister » pouvaient interdire aux esclaves souffrant de dysenterie de se rendre aux latrines. D'autres fois, s'ils jugeaient que ceux-ci y passaient trop de temps, ils ordonnaient au Kapo de les suivre et de les asperger d'eau jusqu'à ce qu'ils reviennent... sous des températures inférieures à zéro.

Les malades étaient emmenés au Revier dont peu revenaient. Les soins y étaient inexistants. Pour chaque couchette il y avait deux et parfois trois prisonniers. Les latrines se trouvaient dans un autre bâtiment cent mètres plus loin et les malades devaient y courir nus dans le froid. Aux plus faibles, on disait de vider leurs intestins dans leur couchette.

Le docteur Hansen, un brillant ingénieur de chez Krupp devait décrire ainsi la section Industriebau de Krupp chargée de construire des usines sidérurgiques dans les pays sous-développés : « le même genre de travail que nous faisions à Markstädt. En 1945 le Berthawerk apparaissait comme une perte totale. En réalité c'était une expérience excellente ».

Hendrik Scholtens constitue un autre témoin. En janvier 1943, ce jeune Hollandais de dix-neuf ans faisait des études d'ingénieur aéronautique lorsqu'il reçut un avis du Bureau provincial de la main-d'œuvre de La Haye lui ordonnant de se présenter afin d'aller travailler en Allemagne. Après avoir réussi à obtenir un sursis de six mois, puis un autre de la même durée, il fut envoyé aux Willi Messerschmitt's Flugzeugwerke à Mannheim. Il s'en évada au bout de dix jours mais fut repris à la frontière et expédié au Hauptverwaltungsgbäude où les SS le remirent au Werkschutz. On lui confisqua manteau, cravate, ceinture et montre et on lui coupa les manches au-dessus du coude. Suivit une marche de quatre heures dans le froid jusqu'à la Neerfeldschule dont les gardes portaient l'uniforme bleu de la Firma. Par ailleurs, on aurait pu facilement prendre le camp pour l'un des camps Schutzstaffee de Himmler.

On fit mettre les prisonniers nus. Voyant que Scholtens tentait de garder un photo de sa mère et de son père, un garde la déchira et le frappa au visage et sur le crâne jusqu'à ce que le sang coule. On les rasa ensuite avec un couteau sans les avoir savonné. « Le résultat fut que nous nous promenâmes tous après avec des crânes en sang. »

Les nouveaux Gruppe furent envoyés dans une école endommagée, mais celle-ci était déjà occupée et ils durent être logés à la cave. Son sol était recouvert de plusieurs centimètres d'eau et chaque soir c'était la bagarre pour gagner les rares endroits à peu près sec.

Un ancien lui conseilla de chercher des souris dans les paillasses. « C'est horrible mais tu ne pourras rien trouver d'autre comme nourriture fraîche. » Quand il y avait trop de malades, on les entassait dans un camion et on ne les revoyait jamais. Six semaines après son arrivée, il s'évanouit et se réveilla avec une pneumonie double. Il fut sauvé par un phénomène bureaucratique. C'était un évadé. Légalement il appartenait à Messerschmitt et non à Krupp. Il fut transféré à la prison de Mannheim où il se remit lentement.

Un autre témoin est le Belge Paul Ledoux. Avant la guerre, il possédait un petit magasin de radio à Bruxelles. La Wermacht le ferma ; des hommes qui savaient construire des postes émetteurs étaient dangereux. Mais Ledoux était plus dangereux encore. Depuis 1940, il fabriquait des faux papiers, publiait des journaux clandestins et organisait des sabotages. Le 22 août 1944, dix jours après son plus grand coup – la destruction de toutes les lignes téléphonique du Luxembourg -  il fut arrêté par hasard par des fascistes belges sous le nom de Delamarre qui le prirent pour un homme cherchant à échapper à la Sklavenarbeit.

Le lendemain, il arrivait à Essen. Ayant suivi des cours de secourisme en Belgique, il entreprit de jouer le rôle de Bon Samaritain durant les raids. Il se montra si efficace qu'en octobre le Lägerführer le nomma Sanitäter du camp. Ledoux témoigna à Nuremberg des cas d'hommes décédés par manque de soins et raconta comment les choses s'étaient passées la seule fois où, sur sa demande, l'on avait accepté de faire venir un professionnel. « Ce médecin était ivre. Il ausculta un cadavre. » Die Firma, expliqua t-il, avait décidé du nombre d'esclaves qui auraient le droit d'être malade à un moment donné. Le chiffre était de 10%. Hors il y avait 400 prisonniers à l'époque à la Dechenschule et le dispensaire ne comptait que 6 lits dont l'un était occupé par un médecin allemand.

40 esclaves furent donc entassés dans une pièce avec pour seuls pots de chambre, deux pots à confiture.

L'église elle-même n'était d'aucun secours. Le prélat local n'en avait d'ailleurs pas le désir. A son doigt brillait d'ailleurs une bague ornée d'un morceau de charbon de la mine Hannover-Hannibal d'Alfried et sur sa table se trouvait un exemplaire de Kreuz ûber Kohle und Eisen, récit de la collaboration entre la croix, le charbon et le fer. L'Église Catholique soutenait fermement les Krupp qui le lui rendait à coup de subventions et de donations. Des années plus tard, le cardinal Josef Frings, archevêque de Cologne devait déclarer à l'auteur : « La main-d'œuvre esclave était le crime des Nazis. Cela n'avait rien à voir avec Krupp. »

Le père Come n'était pas cardinal. En 1944, il était pasteur de Smuid à 55 kilomètres de Bastogne et à cette époque il pensait en avoir définitivement fini avec la guerre. Ce n'était pas un résistant. Cela ne l'empêcha pas d'être arrêté arbitrairement le 15 août et classé NN pour être ensuite employé « par la firme Krupp. » Les maires, le clergé, les médecins, les avocats et les universitaires furent désignés pour être bannis. Le 25 août, jour du soulèvement de Paris, Come et ses compagnons se virent ordonner de changer de vêtements et furent embarqués dans un train. Un officier leur lança : Schwein, du hast dennoch für Deutschland Gearbeitet. (Cochon, tu as quand même travaillé pour l'Allemagne.) En fin d'après-midi ils furent débarqués au Hauptbahnhof d'Essen. On leur distribua des couvertures frappées des drei Ringe et affectés à la salle  2 A de la Dechenschule avec ses deux gigantesques pots de chambre et sa profusion d'immondices.

Les prisonniers devaient être au four Siemens avant six heures et passaient dix heures à porter des sacs de cent livres. Le père Come ne tarda pas à réaliser que lui et les autres prêtres avaient droit à un traitement spécial : on leur assignait les charges les plus lourdes et les taches les plus sales avec le droit au repos le plus court.

Le père Come ne pouvait échapper à ses obligations sacerdotales. Il voulait dire la messe et donnait l'extrême-onction aux mourants. Convoqué dans le bureau du commandant, il se vit interdire l'accomplissement de tous ses devoirs religieux sous peine de mort. Essen comportait une forte population catholique et certains gardes furent consternés qu'on menaça un prêtre de mort par ce qu'il priait. Cependant, l'attitude officielle envers lui ne changea jamais.

Le massacre des innocents.

Nous en arrivons maintenant à ce qui représente peut-être le fond de l'abîme. La fin était proche, la main-d'œuvre manquait cruellement et finalement Krupp eut recours aux jeunes filles, aux mères et à la construction d'un camp pour enfants.

Au début de l'été 1944, Krupp se fit mettre à disposition de 50 à 60 « Juives hongroises ». La firme accepta de leur distribuer une couverture en été et deux en hiver.

Parmi celles-ci se trouvaient les sœurs Roth. Depuis la création de la Tchécoslovaquie en 1918, les Roth avaient toujours été fiers d'être Tchèques. Ignatz, le père ne pouvait imaginer être inquiété un jour par l'écho des trompettes teutonnes. Son fils Josef l'imaginait très bien. Il n'attendit pas l'annexion du Sudentenland et le démantèlement du pays pour émigrer en Israël.

En 1938, la Hongrie annexa la Ruthénie, Ignatz assista à la correction d'un enfant par un fonctionnaire hongrois et protesta. Le lendemain, il était arrêté pour insultes envers des Hongrois et condamné à trois mois de prison. Dès sa sortie de prison, la famille complota pour rejoindre Josef. Mais la situation était désespérée. En avril 1944, le Juifs furent rassemblés dans un ghetto. Puis les Roth furent déportés à Auschwitz. Ils furent placés dans des wagons à bestiaux fermés sans places pour s'asseoir et sans commodités qui mirent une semaine à arriver.

Ils se virent distribuer des cartes postales à envoyer à leurs familles. Toutes arboraient le même texte : « Nous allons très bien ici. Nous avons du travail et nous sommes bien traités. Nous attendons votre arrivée. »

Lorsque les Roth débarquèrent en pleine nuit, la sélection commença. Maria, la mère était déjà dans les rangs, examinée par des femmes SS. Dans la panique, Irving – douze ans – fut séparé de son père. Olga prit la décision fatale, en tant qu'aînée de se faire passer pour sa mère. Celle-ci les condamnait tous les deux. Elizabeth et Ernestine furent sauvées par leur âge.

Pendant six semaines on se contenta de les examiner. Toute femme enceinte était condamnée à mort, un simple rhume conduisait au même sort. Enfin, on transféra 2 000 prisonniers au camp de Gelsenberg, un camp Krupp connu sous le nom de Gelsenberg-Benzin. Le camp était dirigé par un Lagerführer SS d'un certain âge et la discipline était relativement relâchée. Les prisonniers étaient logés à raison de 500 sous des tentes, mais on était en été. Puis Ernestine rajoute : « Puis Krupp est venu. »

45 jeunes filles aryennes robustes qui prêteraient le serment SS furent formées pour garder les prisonniers, armées de fouets. La déception de Krupp fut à la hauteur de ses espérances, les Tchèques n'avaient rien à voir avec les robustes polonaises de l'est. Krupp envoya une équipe d'inspection dirigée par Theodor Braun dont le mandat était de sélectionner 520 filles. Il réclama des volontaires mais personne ne bougea. « Nous ne savions pas s'il parlait de travail ou de chambre à gaz ». (Elizabeth) Braun procéda à sa propre sélection et les deux jeunes filles furent choisies parmi celles qui furent envoyées à Essen.

A Nuremberg, Elizabeth témoigna des conditions de vie. Nous les connaissons : manque de nourriture, mauvais traitements, exécutions des malades. Elle témoigna en particulier des sévices exercés par un dénommé Braun, employé de chez Krupp. Les SS leur répétaient sans arrêt : « Nous aurons toujours cinq minutes ; les cinq dernières minutes nous vous tuerons. » Tout le monde à Essen pouvait voir et constater ces mauvais traitements.

Le 25 août 1944, les Juives franchirent les tours de guet de la Humboldtstrasse. Elles étaient maintenant la responsabilité du Lagerfûrher Oskar Rieck. Caricature de nazi de série B, Rieck était expert dans le maniement du fouet. Lorsqu'on lui dénonça une femme d'une trentaine d'années qui ne pouvait suivre le rythme des autres, il la fouetta méthodiquement à mort. Son véritable don était celui de la précision. Choisissant une victime, il s'efforçait de frapper la pupille de ses yeux avant qu'elle n'ait pu détourner la tête.

Dans cet enfer, des hommes étaient encore capables de pitié, en particulier les plus anciens des Kruppianer. Ceux embauchés avant la première guerre mondiale. Ceux-là partageaient leurs rations avec les esclaves et leur donnaient des nouvelles de Radio-Londres pour les encourager. Les plus jeunes ne partageaient pas de tels sentiments : Peter Gutersohn, un constructeur de tourelles d'un certain âge, particulièrement choqué du traitement réservé à ces femmes, le fut encore plus d'entendre ses jeunes camarades demander :« Qu'allons-nous faire de cette canaille ? Pourquoi ne les tuez-vous pas ? » Peter Hubert, un autre Kruppianer découvrit le premier jour avec stupéfaction des jeunes filles de quatorze ans pousser des chargements de pierres sur des brouettes de métal – un travail que lui-même n'aurait pu faire – et qui nécessitaient des gants doublés pour se protéger du froid. Il prêta ses gants à l'une des filles les plus petites, sur quoi, un supérieur intervint, les lui arracha et les jeta dans un feu de coke.

Conséquence des bombardements, les femmes furent logés dans des abris de plus en plus précaires, forcées de faire 15 kilomètres chaque jours dès 4 h 30 du matin, les pieds enveloppés dans des lambeaux de tissus arrachés de leur unique couverture. Leurs robes étaient en lambeaux, leurs couvertures trempées. En marchant, elles laissaient derrière un sillage de sang et de pus.

Le sadisme ne s'arrêtait pas là. Les esclaves le plus improductives se voyaient raser la tête selon des dessins compliqués, tous plus grotesques que les précédents. Pour bien leur faire comprendre qu'elles étaient des Unterfrauen, elles se virent refuser l'accès aux toilettes de l'usine et devaient se soulager dans la cour à la vue des passants.

On était alors au plus fort de ce terrible hiver, mais rien n'était fait pour améliorer les conditions de vie de ces femmes. Au contraire. On commença à réfléchir à la solution finale. Les femmes seraient transférées à Buchenwald. Dans une déclaration écrite après la guerre, Alfried reconnut qu'il avait été « très désagréablement affecté par leur présence » et qu'il avait décidé « de se débarrasser d'elles aussi vite que possible ». Les témoins de la défense affirmèrent que Krupp faisait cela « dans l'intérêt de la sécurité de ces femmes ». Argument douteux quand on songe à ce qu'elles avaient subi jusque-là, à l'endroit où l'on souhaitait les envoyer et que l'on se préoccupe plus alors de la protection des ces femmes que des femmes allemandes qui devaient rester.

Le départ était prévu pour le 17 mars. Les femmes seraient convoyées à pied à 15 kilomètres de là, jusqu'à la gare de Bochum où un train de 50 wagons déjà chargé de 1 800 victimes les enverraient jusqu'à l'usine à tuer de Buchenwald. Malheureusement pour le Konzernherr, trop de gens étaient désormais au courant. Un Kruppianer compatissant chuchota quelques phrases à Elizabeth Roth.

Une femme, Rosa Katz, s'était liée d'amitié avec Gerhardt Marquardt, un homme simple vivant dans un clapier de la Stadtwiese avec son épouse. En passant dans la Böcklerstrasse, Elizabeth reconnut Kurt Schneider, un homme travaillant dans on atelier et qui lui avait semblé compréhensif. Si la RAF par chance bombardait le voisinage, Elizabeth mènerait un troupeau de Stücke au-delà des barbelés.

A ce stade, le lecteur peut-être, à juste titre, profondément écœuré par cette lecture. Il n'a hélas encore rien vu.

Il est temps de parler d'un autre camp : celui de Buschmannschof. Lorsque William Manchester se rendit à Buschmannschof, également connu sous le nom de Voerde-West, il eut la surprise de constater que les bâtiments étaient toujours en place : sept longues casernes crasseuses avec de petites fenêtres semblables aux hangars de Auschwitz. Dénués de pieux et de fils barbelés, ces bâtiments ont été reconvertis pour les indigents. Un épais bosquet de bouleaux le dissimule à la rue la plus proche, la Bahnhofstrasse, et l'agglomération la plus proche, Voerde-bei-Dinslaken, est un hameau si petit qu'il ne figure sur aucune carte.

L'absence de barbelés s'explique du fait que la discipline n'a jamais été un problème à Buschmannschof. Les prisonniers les plus âgés avaient deux ans et étaient extrêmement faibles.

La dissimulation de Buschmannschof fut une réussite quasi-totale. Le premier a en avoir parlé fut Rolf Hochhuth dans son appendice à Der Stellvertreter. Il écrivit : « si le plus puissant employeur de la Grande Allemagne et les membres de sa famille » n'avaient pas pris l'initiative de traiter différemment les Allemands et les étrangers, « 98 enfants sur 132 ne seraient peut-être pas morts au camp de Voerde près d'Essen. »

Rendu sur place, William Manchester qui – à cette occasion – connu son unique accès de rage au cours de ses recherches, fit la connaissance d'un vieil homme qui se rappelait avoir déterré et enterré de nouveau de petits corps. Il le mena dans une enclave dans un coin écarté de Waldfriedhof, le cimetière municipal voisin de Friedershof. Sur une parcelle de terre dénudée, ils comptèrent plus de cent tombes sur sept rangées. D'autres se trouvaient à Friedrichfeld, un autre grand cimetière. Chaque tombe était marquée d'une pierre de 7,5  cm sur 15 qui ne portait que le numéro que le camp avait assigné à l'enfant.

Ernst Vowinkel, un employé du bureau d'état civil de Voerde-bei-Dinslaken, présenta à Nuremberg un registre de décès certifiant qu'il contenait « les noms des enfants des travailleurs de l'Est morts au camp pour enfants de Voerde-West de la Gusstahlfabrik de la firme Fried. Krupp d'Essen entre août 1944 et mars 1945.» On y apprend le nom de l'enfant, sa durée de vie et la cause de sa mort.

149 : Valentina Rabzewa ; moins d'un mois ; « faiblesse générale ».
250 : Eduard Moltschiusnaja ; quatre mois et vingt jours ; sous-alimentation.
211 : Wladimir Chodolowa ; six mois et demi ; raisons « inconnues ».
18 : Lidija Solotawa ; 59 jours ; pneumonie.
231 : Nikolaj Kotenko ; deux mois et cinq jours ; tuberculose.

D'où venaient ces enfants ? Ils relevaient de la décision de Krupp « de permettre aux familles... d'être ensemble. » Dans la pratique, cette politique miséricordieuse eut des conséquences atroces. Quand on permit aux maris et femmes de vivre ensemble, les femmes eurent des enfants : et lorsque la firme décida de renvoyer les femmes à leurs machines, ces enfants devinrent les prisonniers les plus frêles de Krupp.

L'accouchement avait lieu dans l'un des hôpitaux de Krupp et les femmes renvoyées au travail au bout de trois à six semaines. A la fin de l'été, les salles de Seynsche se retrouvèrent surpeuplées, d'où la décision d'aménager Buschmanshof. Une cuisinière fut chargée de s'occuper des enfants (120 au départ) avec l'assistance de travailleuses de l'Est. Théoriquement, les mères avaient le droit de visiter leurs enfants. Dans la pratique, c'était presque impossible. Certaines avaient été transférées hors de la Ruhr, d'autres n'en avaient pas la permission. De toute façon, Voerde-Dinslaken était à 60 kilomètres d'Essen avec beaucoup de changements.

Les Kruppianer n'étaient pas indifférents. Johann Wiener, nommé Lagerführer du camp en 1944 voulait des pièces « belles, grandes et claires » avec des draps et des couvertures et de l'eau chaude. Il les examinait tous les jours et lorsque les premiers cas de diphtérie firent leur apparition à l'automne 1944, il fit appel au docteur Jäger qui fit envoyer le sérum immédiatement. Malheureusement le personnel était tellement incapable que c'était tout juste s'il savait se servir des fioles. Le seul médecin du camp était un Ukrainien d'un certain age du nom de Kolesnik qui parlait un allemand hésitant. Sa première Verwalterin – Fraülein Howa – se cassa la jambe. La cuisinière – Frau Makowski – mourut de la diphtérie en décembre. Restait l'aide de la cuisinière – Anna Döring – qui se montra un témoin hostile à Nuremberg.

Les Unterkinder de moins de deux ans ne pouvaient rien apporter au totaler Krieg. C'est ainsi que commença le Kindermord de Buschmannshof. Il n'y eut pas de mitraillettes, pas de Zyklon-B, pas de fours triples de chez I. A. Topf. Le résultat cependant fut le même.

Ernst Wirtz, un Kruppianer qui se rendit au camp en janvier 1943 put témoigner de l'état d'extrême rachitisme des enfants. Quand il demanda pourquoi ces enfants étaient tellement sous-alimentés, on lui répondit qu'il y avait très peu à manger. Au repas qui suivit il constata néanmoins de l'abondance et la qualité du repas des Kruppianer.

De retour auprès des infirmières ukrainiennes il apprit que 50 ou 60 enfants mouraient tous les jours et que tous les jours il en naissait autant. Les enfants étaient incinérés à l'intérieur du camp, propos que Anna Döring démentit avec véhémence.

On estime que 75% de la population infantile mourut, dont 90% dans les sept derniers mois de l'existence du camp. Ceux qui restaient furent victimes de la décision d'un homme dont les Américains ne parvinrent pas à établir l'identité. Cet homme, doté manifestement d'un immense pouvoir, fit déporter les survivants – accompagnés des infirmières ukrainiennes - en Thuringe, à 300 kilomètres de la Ruhr. Aussi loin que possible sous la protection de l'armée allemande.

En conclusion, William Manchester écrit : « Le temps n'a pas été miséricordieux pour (les pierres numérotées). Ailleurs dans le cimetière allemand les tombes sont admirablement entretenues. Personne ne s'est occupé de celles-là. Après près d'un quart de siècle les numéros de certaines pierres sont indéchiffrables, d'autres ont été renversées par le gel. Beaucoup se désintègrent déjà. D'ici à dix ans il n'en restera plus aucune trace. »

Valkyrie.

A cette époque, Alfried demeurait seul à Essen, Du reste de sa famille, Berthold était officier d'état-major en Russie, Harald aide de camp à Bucarest, Eckbert se battait en Italie du Nord et Gustav s'était retiré avec Bertha dans les Alpes autrichiennes. Waldtraut se trouvait à Brême avec son mari qui construisait des bateaux, Irmgard portait le deuil du caporal von Frenz, Annelise élevait Arndt aux environs de Munich. Barbara Krupp Wilmowsky vivait au château de Marienthal et personne ne s'inquiétait pour elle. Ce fut avec stupéfaction qu'Alfried apprit qu'elle avait été arrêtée par la Gestapo pour haute trahison.

Le 20 juillet 1944 avait eu lieu l'opération « Valkyrie » contre Hitler. Ni Barbara ni Tilo n'étaient au courant mais ils avaient reçu dans leur demeure plusieurs des membres du complot : Carl Goerdeler, Johannes Popitz et Ulrich von Hassel et cela suffisait à les accuser.

Un autre membre du complot arrêté fut le grand rival d'Alfried – Ewald Löser - qui était revenu dans la Ruhr. Il ne fut jamais jugé. Il continua à affirmer jusqu'au bout qu'il était étranger au complot. C'était un mensonge, mais cela marcha.

Pour Barbara, c'était vrai, mais elle fut néanmoins traduite devant un Völksgerchtshof. Trois témoins déclarèrent l'avoir entendu dire : « Si Hitler mourait demain, l'Allemagne toute entière se réjouirait. » Puis brusquement les juges rappelèrent la domestique, principal témoin, et lui demandèrent pourquoi elle n'avait pas immédiatement rapporté cette accusation. Effrayée, elle se rétracta et Barbara fut libérée. On ne peut que supputer la main d'Alfried dans ce revirement.

Mais Tilo n'était pas un vrai Krupp. On l'accusa d'avoir écrit des lettres critiquant les SS, d'avoir essayé d'aider un Juif, de connaître les conspirateurs, d'avoir fréquenté les temples protestants comme lecteur laïque et d'avoir demandé que les travailleurs étrangers soient mieux traités. Il fut expulsé du Parti et expédié au camp de concentration de Sachsenhausen dans lequel en l'espace de trois saisons 100 000 personnes devaient trouver la mort. Barbara et Ursula, la fille du baron lui expédièrent des colis. Aucun ne lui parvint. Alors que les troupes de Joukov approchaient, les 40 000 survivants furent évacués à pieds. Un médecin de la Croix-Rouge compta 20 cadavres dans les sept premiers kilomètres, tous abattus d'une balle dans la tête.

Gotterdammerung.

Dans la nuit du 26 au 27 août, le roi Michel de Roumanie déclara la guerre à l'Allemagne. Les troupes du Führer se trouvèrent prises au piège. Parmi elles se trouvait Harald von Bohlen und Halbach. Après avoir donné son véritable nom aux Soviétiques, il réalisa son erreur, détruisit tous ses papiers et se fit appeler Harald Bohlen. Au printemps il faisait partie des 500 derniers prisonniers encore en Roumanie. On le mit dans un train pour l'Allemagne mais il fut reconnu par un communiste allemand. Il fut envoyé dans une prison politique à Moscou et soumis à onze mois d'interrogation ininterrompus.

Pendant ce temps, les principaux Schlotbarone préparaient déjà l'après-guerre. Des représentants de Krupp, de Röchling, de Messerschmidt, de Rheinmetall-Borsig et du Volkswagenwerk s'étaient réunis à Strasbourg le 10 août pour parler de leur avenir. Si Hitler l'avait appris, il aurait frappé fort. Cependant Alfried n'avait pas le choix. Il devait se débarrasser des 200 millions de marks en bons du trésor du Reich accumulés par Gustav en 1942. En fait, il avait commencé à le faire dès son accession au pouvoir. Plutôt que d'investir dans la production, il se mit à accumuler autant d'avoirs liquides que possible. 162 millions de marks en bons furent ainsi liquidés.

Aux yeux de l'Histoire, cela faisait toute la différence. Plus question de se cacher derrière « les ordres venus d'en haut », « l'obéissance aveugle », le Befehlnotstand et le Reichtspositivismus. Alfried avait risqué la prison pour une fortune. Il ne pouvait plus se décharger de la responsabilité du sort de ses esclaves sur le seuil calciné du Führerbunker.

Le 25 novembre, Gustav subit une nouvelle crise. Conduit en urgence à l'hôpital, son chauffeur eut un accident et il fut blessé à la tête. A l'hôpital, il eut une deuxième attaque de paralysie. Durant les six années qui suivirent, son silence ne fut interrompu que par des jurons et des sanglots.

En avril 1945, Bertha reçut une dernière lettre de Harald. La famille n'apprendrait que plus tard qu'il était tombé depuis un mois à San Marino.

Le 11 mars, un ultime bombardement de Lancaster brisa enfin les reins d'Essen. Alfried retrouva dans les décombres une statue de der grosse Krupp qui avait été arrachée de son socle de marbre et projetée dans un cratère. Elle était toujours debout et son regard furieux fixait les ruines fumantes. Il restait à Alfried 100 000 tonnes d'acier fini. Le 20 mars, Hitler publia un Führerbefehl – l'ordre Neron – qui ordonnait la destruction du pays :

«Toutes les infrastructures de l'armée, de transport, d'information, de l'industrie et de ravitaillement tout comme les biens matériels se trouvant à l'intérieur du territoire du Reich, que l'ennemi pourrait utiliser de quelque manière que ce soit pour mener son combat immédiatement ou dans un futur proche, doivent être détruites.»

Speer fut consterné, Krupp sardonique.

L'approche imminente de la défaite aurait dû apporter un répit aux esclaves. Elle provoqua au contraire un déchaînement de sadisme de la part de certains des gardes. Les Ukrainiennes étaient réveillées sans motif à quatre heures du matin par des jets d'eau glacée puis attaquées à coups de tuyaux de caoutchouc sur les seins. Pour les mâles, c'était le bas-ventre qui était visé.

Il n'y avait qu'une seule issue possible d'échapper aux persécutions – et uniquement pour les hommes - : s'enrôler dans la Wehrmacht. Plusieurs Polonais le firent uniquement pour obtenir des chaussures.

Dans le sous-sol du Hauptverwaltungsgebäude, on torturait carrément. Le Quartier général du Werkschutz et celui du Werkschar se trouvaient là et pendant leurs heures de loisirs, les gardes conçurent un dispositif digne de l'Inquisition : le Käfig.

La chose se présentait sous la forme d'une lourde construction en acier sans fenêtre de 1,50 m de haut, insuffisant pour un adulte de taille moyenne pour se tenir debout. L'intérieur était divisé par une cloison verticale créant deux cellules de 55 centimètres de large et 55 centimètres de profondeur. L'aération n'était assurée que par des trous dans le couvercle. Les esclaves y étaient enfermés pendant des heures, et en hiver on versait de l'eau sur les victimes par les trous d'air.

Le Unterführer Gerlach, obscur serrurier de chez Krupp au début de la guerre était de ces gens dont les talents sadiques avaient émergés dans les camps de la Sklaverei. Il était particulièrement irrité par les femmes qui avaient des bébés. Quand il découvrit que l'une d'elles était de nouveau enceinte de sept mois, il la mit dans la cage. « Pour affreux que ce fût de recevoir des coups, déclara le tribunal du Justizpalast, les femmes enfermées dans la « cage » suppliaient qu'on les batte plutôt que de supporter la torture d'y rester. »

Les avocats de la défense à Nuremberg tentèrent de mettre en doute les déclarations des témoins allemands. Pourquoi les témoins ne s'étaient-ils pas plaint sur le moment ? Mais tout cela ne s'était pas produit aux environs d'Essen mais au Hauptverwaltungsgebäude d'Alfried. Fräulein Ilse Wagner, l'une des secrétaires du Konzernherr dit qu'elle entendait les cris des victimes lorsqu'elle était assise à son bureau.

Le 17 mars, Karl Sommerer conduisit les quelques 500 filles Juives à Bochum et les mit dans un train pour Buchenwald. Cinq d'entre elles parvinrent à échapper à leurs surveillants : Elizabeth et Ernestine Roth, Agnes et Renée Königsberg, Rosa Katz et, au dernier moment, une sixième fille qui fit demi-tour après avoir franchi les barbelés.

Dans l'obscurité, les cinq femmes se réfugièrent dans un cimetière abandonné. Ironiquement, elle n'aurait pu trouver mieux. L'aube leur révéla qu'elles se trouvaient dans le vieux cimetière juif de la ville... le seul endroit où personne n'irait chercher des Jüdinnen vivantes.

Plus tard, Rosa et Ernestine allèrent retrouver Marquardt. Elizabeth témoigna plus tard qu'il avait manifestement compté aidé Rosa et non ses amies. Après quelques jours, Rosa et Marquardt disparurent.

Un jour, Elizabeth fut surprise par un homme. Celui-ci comprit qui elles étaient et les femmes décidèrent de lui faire confiance. Il leur indiqua une cabane en bois et leur apporta de la nourriture pendant quelques jours, mais il était très pauvre et craignait ses voisins. Il finit par leur demander de partir.

Désormais, Kurt Schneider représentait leur dernier espoir. Mais quand elles parvinrent à sa maison, il leva les bras au ciel. Il les mit toutefois en contact avec un épicier très pieux du nom de Fritz Niermann qui avait été profondément choqué de l'arrestation de Martin Niemöller et qui accueillait chez lui les ennemis du régime.

Le lendemain soir elles se mirent en route, parcourant dans la terreur les ruines de la Gusstahlfabrik, passant devant le Hauptverwaltungsgebäude, le Quartier général du Werkschutz et même Gerlach et son légendaire Käfig. Enfin parvenues au but, elles crurent leur dernière heure arrivée en pénétrant dans l'appartement des Niermann : trois officiers des SS s'y trouvaient en grande tenue. En réalité c'était la fin de leurs souffrances. Les Niermann étaient généreux et les accueillirent chaleureusement, leur donnant leur propre chambre et leur recommandant simplement de ne jamais parler aux autres invités ni même de regarder dans leur direction. Au bout d'une semaine, le grand vestibule fourmillait de soldats déserteurs, de Blockwart du Parti, de SS, de membres de la police criminelle, de la police de sécurité et du SD.

Trois jours plus tard, elles furent réveillées par une forte lueur dans le ciel. Ce n'était pas un bombardement. Alfried faisait le grand ménage dans ses archives. Les Kruppianer qui se trouvaient là appelèrent cela das Freudenfeuer.

Les esclaves de Krupp se rendirent compte que la fin était proche. Les SS avaient renoncés à leurs cinq dernières minutes. Les tortionnaires s'étaient enfuis et les civils allemands partageaient leur nourriture avec eux.

La nuit du 9 avril, les premières patrouilles américaines franchissaient le canal du Rhein-Herne. Les Kruppianer et les Hausfrauen les virent arriver avec méfiance. Hitler les avait mis en garde contre ces gens qui venaient d'un pays « dont les conceptions de la vie sont déterminées par un esprit mercantile et qui n'aime aucune des expressions de l'esprit humain telles que la musique par exemple. »

Les États-Unis avaient été le dernier pays civilisé à abolir l'esclavage, mais maintenant, face aux odeurs et aux images du système, ils étaient pleins de fureur. Des GI's forcèrent des Hausfrauen à vider leur garde-manger pour des prisonniers libérés, des officiers firent défiler des Kruppianer dans les camps les plus infects, les empêchant de se boucher le nez.

Quelques esclaves se réfugièrent dans les collines et y restèrent jusqu'en juillet, attaquant les Allemands isolés, mais ils représentaient l'exception. Des épouses de Kruppianer se rappelèrent avoir vu débarquer des hordes en haillons et s'être aussitôt emparé de leurs couteaux de cuisine, préférant cela à la Rassenschande pour s'apercevoir que ces Ausländer ne cherchaient que de l'eau, un peu de nourriture et des indications pour rentrer chez eux. Le seul cas de pillage rapporté fut celui de la cave à vin de la Konsumanstalt de la firme par des Slaves. Le lendemain, ils étaient affreusement malades.

Après que les autres invités des Niermann eurent revêtu des vêtements civils pour se perdre dans la foule, Elizabeth, Ernestine, Agnes et Renée s'aventurèrent avec leurs hôtes jusqu'au coin de la Markscheide et de la Altendorferstrasse. Au milieu du défilé désordonné des Américains, Elizabeth remarqua soudain un capitaine qui portait sur son épaulette les couleurs de la Tchécoslovaquie d'avant-guerre. Les jeunes femmes l'interpellèrent et dans les minutes qui suivirent, il leur annonça qu'il allait les emmener dans un centre de rassemblement. Elles se figèrent, mais l'officier était habitué à cette réaction : elles viendraient de leur propre gré et personne ne les obligerait à travailler. Il sortit de sa musette quatre cartes d'identités à remplir qui leur permettraient d'obtenir des rations supplémentaires. Elizabeth se retourna vers les Niermann et leur promit en allemand de leur envoyer de la nourriture. Le capitaine sursauta et se mit à lui parler en allemand et Elizabeth lui répondit sans effort, ajoutant qu'elle parlait aussi un peu l'anglais. Le capitaine lui dit qu'ils pourraient l'employer comme réceptionniste à la villa Hügel. « Qu'est-ce que la villa Hügel ? » demanda-t-elle ?

Prisonnier.

Ce n'était pas encore tout-à-fait la fin mais presque. Le 21 avril, le général Model, considéré comme le meilleur tacticien défensif de la Wermacht se suicida après avoir ordonné la dissolution de son groupe d'armée. Cependant à Werden juste en face d'Essen de l'autre côté de la Ruhr une ultime phalange continuait à se battre : Werwölfe de douze ans, Volkssturm de soixante-dix ans, grenadiers du Volk, Flaktruppen sans 88, servants de blindés sans chars, pilotes sans avions, parachutistes. Pendant ce temps, Alfried, libéré de ses obligations, se promenait dans son jardin.

A la radio, les nouvelles apportées par Hans Fritzsche se révélèrent décevantes : les Juifs étaient aux abois, les alliés samouraïs du Führer taillaient en pièce les Américains à Okinawa (mais il suffisait de savoir lire une carte pour réaliser la proximité de Okinawa avec Tokyo), les traîtres autrichiens qui avaient livrés Vienne aux Russes avaient été exécutés (Vienne était donc tombée), 80 000 soldats de la Wermacht étaient encerclés en Hollande par les Canadiens, dix bases de fusées avaient été détruites, les Américains étaient à 180 kilomètres de Berlin. Fritzsche conclut de manière sarcastique en expliquant que les ingénieurs américains qui jetaient des ponts sur l'Elbe utilisaient de l'acier Krupp.

Alfried invita ensuite ses adjoints à jouer au skat. Il remporta chaque partie l'une après l'autre, gagnant une petite fortune, puis il alla se coucher et dormit comme un bébé.

Pendant ce temps, une escouade de GI's progressait lentement dans le parc. L'un d'eux fut particulièrement intrigué par le gigantisme d'un bâtiment sur sa gauche. Il demanda à un vieux serviteur ce que c'était et l'information fut transmise au Quartier général du bataillon. Ayant pris contact avec le lieutenant-colonel Clarence M. Sagmoen et Louis Azrael, correspondant de guerre au poste de commandement, les hommes lui rendirent compte et celui-ci leur demanda de retracer leur parcours sur une carte. Le sergent pointa son doigt sur un tracé qui menait vers un parc deux fois plus vaste que Central Park.

Sagmoen se fit prêter l'aide de camp du commandant en chef du bataillon qui parlait allemand, emprunta une jeep dans le parc automobile, une mitrailleuse calibre 50 à refroidissement et le meilleur cogneur de la compagnie.

A sept heures vingt du matin, le gardien du Hauptverwaltungsgebaüde Tubbesing aperçut de son bureau deux rangées de soldats remontant au pas de course la Altendorferstrasse. Il décida d'aller à leur rencontre. Un grand lieutenant-colonel assis dans une jeep lui demanda : « Wo ist Herr Krupp ? » Tubbesing lui répondit. Puis d'autres jeeps arrivèrent dirigées par des officiers des renseignements qui demandèrent à voir les bureaux de Krupp. Tubbesing les y conduisit, mais comme il n'avait pas les clefs, à sa grande horreur, l'un des hommes sortit son 45 et commença à tirer dans les serrures.

Une équipe interrogea Tubbesing qui répondit à toutes les questions : fabrication des canons, histoire de la maison, visites du Führer et relations de Krupp avec Goebbels, Goering, Bormann. Il ne comprit que plus tard que tout cela avait été enregistré et retransmis par haut-parleurs à la population d'Essen.

Ensuite, à sa grande surprise, il se retrouva face au Finansdirektor Johannes Schröder. Celui-ci lui chuchota un ordre : à une heure, le gardien devrait s'esquiver, se rendre chez le docteur Janssen et soumettre un rapport détaillé de la journée au Direktorium. Le conseil d'administration avait choisi de tenir une réunion officielle. Celle-ci ne donna pas grand chose. Le fauteuil au bout de la table était inoccupé et Alfried, joint par téléphone, leur rappela simplement qu'à Berlin « les autorités sont toujours à la barre et nous devons encore leur obéir. »

Tubbesing avait déjà été menacé à plusieurs reprises par des Américains armés et il ne voulait pas jouer les martyrs. Le Direktorium lui remis les clefs des coffres du sous-sol que les GI's avaient soigneusement évités jusque-là.

C'était inutile, en son absence les Américains avaient surmontés leurs craintes, investi le sous-sol, enlevé les coffres avec des grues et en avaient fait sauter les portes. Tubbesing se retrouva confronté à un autre problème. Il découvrit que ses compatriotes amassaient de la ferraille pour la vendre ailleurs. Indigné, il se rendit au Quartier général du gouvernement militaire et supplia un colonel de mettre fin à ce pillage, de même qu'à celui des soldats victorieux qui s'emparaient partout des machines, des trophées et des photographies d'hommes d'État. Le colonel lui répondit froidement qu'il allait poster des policiers militaires devant toutes les entrées du Hauptverwaltungsgebaüde et que personne, y compris Tubbesing n'aurait la permission d'y entrer. Mais il fallait plus de monde pour garder les 80 usines de la ville. La firme n'avait-elle pas une police pour la ville ? Ce fut la première ironie de l'occupation : alors que toutes les autre forces Krupp étaient congédiées, la seule institution qui continuât à fonctionner au grand complet fut le Werkschutz.

Entre temps, Sagmoen conduisait deux jeeps remplies d'hommes armés jusqu'aux dents au château. Krupp était sur la liste des criminels de guerre et ces hommes étaient persuadés que la résistance de Werden n'était pas une coïncidence. Au château, on se faisait aussi des idées fausses. Alfried était au courant de la situation mais ne se sentait pas prêt. Il avait donc décidé de faire attendre les Américains. Son majordome, Karl Dohrmann avait décidé de mettre sa livrée la plus luxueuse mais  aux yeux des GI's il avait l'air du larbin d'un homme riche à l'attitude arrogante et condescendante. Enfin, les 125 domestiques de Hügel s'étaient rassemblés près du portique. Dans les grandes maisons d'Europe c'était la façon habituelle d'accueillir, mais pour les soldats ils ne ressemblaient qu'à une masse d'Allemands menaçante.

Sagmoen franchit la barrière en chargeant et entrant dans le vestibule avec Westerveld et Azrael, il se retrouva face à Dohrmann, un homme qui avait reçut le Kaiser, le Führer et le Duce et qui n'avait nullement l'intention de se laisser impressionner par un Ausländer à l'allure de gangster. Il répondit aux questions de Sagmoen du ton velouté qu'un maître d'hôtel utilise avec les fournisseurs. Sagmoen comprit mais ne releva pas.

Dohrmann alla chercher Alfried. Au bout d'un moment, il revint et – se tenant debout au sommet de l'escalier tel une sentinelle – il informa Sagmoen que Herr Krupp serait là dans un instant. Vingt minutes plus tard, Sagmoen attendait toujours et il était fou de rage. Il repoussa le maître d'hôtel et se mit en quête d'Alfried, ouvrant les portes l'une après l'autre. Quand il le trouva enfin, celui-ci était occupé à arranger sa cravate devant la glace d'une commode.

Sagmoen embarqua Alfried dans sa jeep. En partant, Azrael entendit les domestiques alignés répéter comme une litanie : « Krupp ! Krupp ! Krupp ! »

Krupp fut ensuite interrogé dans la cuisine d'un appartement endommagé. Parmi les questions posées on lui demanda s'il croyait toujours à la victoire de l'Allemagne ? Alfried, qui venait de liquider près de 200 millions de RM en bons du Reich, répondit : « Je ne sais pas. La politique n'est pas mon affaire. Mon affaire est de fabriquer de l'acier. » On le renvoya ensuite au Kleine Hauss où il fut placé en « résidence surveillée. »

Le 1er mai, les radios captèrent un message de Hambourg : « Dans son Quartier général opérationnel notre Führer luttant jusqu'à son dernier souffle contre les bolcheviks est mort pour l'Allemagne cet après-midi à la chancellerie du Reich. » Hitler avait nommé le grand amiral Dönitz son successeur. A la stupéfaction générale, celui-ci annonça immédiatement qu'il avait l'intention de poursuivre la lutte contre les Russes. Cette déclaration ravit les extrémistes de Werden qui continuèrent à exaucer leur vœu de mort jusqu'à la nuit du 6 au 7 mai. A trois heures du matin, le général Alfred Jodl et l'amiral Hans von Friedeburg signaient l'acte de reddition du Reich de mille ans dans une petite école de Reims.

La villa Hügel fut transformée en cantonnement provisoire et une fois par semaine au moins, la salle de bal retrouvait ses anciennes fonctions. Parmi les danseuses se trouvait Ernestine Roth. Elizabeth dansait rarement car elle avait encore des ennuis avec ses jambes. Un soir, assise au bureau de la réceptionniste du vestibule, elle vit apparaître une femme d'une trentaine d'années, élégamment vêtue. La visiteuse expliqua timidement qu'elle se nommait Irmgard Bohlen Raitz von Frenz. Elle expliqua que dans une armoire en haut se trouvait un de ses manteaux de fourrure. Elle s'était dit qu'elle pourrait en avoir besoin dans les mois à venir car les hivers dans cette région pouvaient être très froids. Elizabeth lui répondit qu'elle le savait.

Le 21 mai on avait évacué Alfried du château et remit aux Anglais. Le 13 août, il se trouvait à Recklinghausen où les Schlotbarone de moindre importance l'élurent comme chef. Il était officiellement inculpé de crimes de guerre. Gustav ne le fut que le 30 août. On ignorait encore tout de sa sénilité. De son côté, Alfried commença à mettre au point sa méthode de défense : il n'était accusé qu'en raison du nom qu'il portait. C'était un accident de naissance.

Entretemps, Gustav et Bertha avaient été évacués à Blünbach par Berthold. C'est là qu'un officier américain – le colonel Charles W. Thayer – les retrouva par une de ces coïncidences qui marquèrent pendant quatre siècles l'histoire des Krupp. Il se trouvait là avec un ami pour libérer un pavillon de chasse dans les Alpes autrichiennes qui pullulaient de chamois. La sœur de Thayer, Avis, avait épousé un brillant diplomate du nom de Charles E. « Chip » Bohlen et si celui-ci n'en parlait jamais, il se trouvait que Gustav était son grand-oncle.

La rencontre entre Berthold et Thayer aurait pu être très similaire à celle de Alfried et Sagmoen, mais Berthold n'était pas Alfried et Thayer n'était pas Sagmoen. Lorsque Thayer se présenta au château, il fut accueillit – tout comme Sagmoen – par un maître d'hôtel. « Les colonels américains ne traitent pas avec les maîtres d'hôtel », dit-il sèchement, et il lui tourna ostensiblement le dos. Quelques minutes plus tard, Berthold se présenta. Il était blanc comme un linge. Thayer décida que la meilleur manière de l'aborder était d'être « abominablement grossier ». Il le fut.

Thayer ne tarda pas à se rendre compte que les dimensions du château dépassaient de loin ses besoins et ceux de son ami. Il demanda à Berthold s'il pouvait lui fournir un pavillon de chasse. Berthold répondit par l'affirmative. Lors de la négociation qui suivit, Berthold se montra suffisamment habile pour que tous deux soient satisfait. Thayer voulait un pavillon de chasse, Berthold voulait la tranquillité.

Au moment de partir, Berthold lui demanda s'il connaissait son cousin Chip Bohlen ? Thayer répondit sèchement que c'était impossible. Il sut tout de suite qu'il avait commis une gaffe. Tout le monde autour d'eux savait que Chip était son beau-frère.

Deutschland ist tot.

Les alliés commençaient à réfléchir au sort à réserver à la puissance industrielle Allemande. Roosevelt avait répété de nombreuses fois : « La défaite des armées nazies devra être suivie de la suppression de leurs armes de guerre économique. » et le procureur général Francis Biddle avait proposé à une commission du congrès de « briser la puissance des firmes qui détiennent des monopoles en Allemagne. » Le Département d'État songeait sérieusement à la création d'un État de Ruhr-Rhénanie entraînant l'expulsion par la force de la population allemande. Le correspondant de guerre Alan Moorehead considérait que le travail était déjà fait : « (…) nous n'avons qu'à nous en tenir à notre programme d'occupation et l'Allemagne finira par devenir un petit État agricole ne possédant pas de grandes industries. »

A Potsdam, Truman, Staline et Attlee rédigèrent un plan qui prévoyait le démantèlement des usines militaires ; l'exportation à titre de réparation des machines intactes, les autres devant être détruites. La production d'acier du pays serait limitée et l'excédent supprimé, ce qui revenait à pénaliser les Alliés du continent qui avaient besoin de la Ruhr pour remettre sur pieds leurs économies ; et enfin l'élimination des cartels, groupes, trusts et monopoles.

Lorsque les Britanniques remplacèrent les Américains dans la Ruhr, ils réfléchirent au genre de production qu'il convenait de reprendre. Comme Hermann Hobrecker n'avait jamais été inscrit au Parti, il fut nommé chef du personnel. A leur grand stupéfaction, ils découvrirent que la production n'avait jamais cessé. Fritz Tubbesing avait réussi à réparer suffisamment de lignes électriques pour faire fonctionner la boulangerie et plusieurs coopératives. Les Kruppianer s'étaient mis à produire des toitures en acier, des locomotives, des cloches. Selon les statistiques, l'Allemand moyen touchait 1 040 calories par jours, 67% de ce qu'un adulte avait besoin pour subsister.

Après sa convalescence due à son emprisonnement par la Gestapo, Edward Löser fut nommé Finanzdirektor et présenta un projet de travaux publics.

Mais les autorités d'occupation voulaient se débarrasser de l'équipe d'Alfried. Le gouvernement militaire britannique annonça la saisie de la firme de Fried. Krupp, de toutes ses succursales et de ses avoirs et nomma le colonel E.L. Douglas Fowles administrateur. Un après-midi d'automne il reçut un groupe de chefs de service et leur annonça que là où se trouvaient des usines, il y aurait désormais des prés et des vaches.

Mais lorsque les Kruppianer apprirent qu'on allait expédier des machines à l'étranger, ils se mirent en grève. En fait les directeurs nommés par Fowles demeuraient fidèles à la dynastie. Il avait nommé Hansen « gardien » mais Schröder était le véritable chef, avec la bénédiction de Bertha, via Berthold.

La tache du démantèlement était énorme. Certaines machines saisies par les Nazis avaient été dépêchées dans toute l'Europe. Pour trier tous les papiers, des délégations bilingues arrivèrent à Essen venant de Moscou, Varsovie, Rome, Athènes, Oslo, Copenhague, Belgrade, Paris, Londres et Washington.

Le Berndorferwerk fut rendu à ses actionnaires autrichiens, des administrateurs reprirent Mappen. Le Grusonwerk se trouvait à Magdebourg en zone russe et l'URSS le réclama comme prise de guerre, s'appropriant au passage les formules secrètes de l'acier au tungstène. Les charpentiers de navires de Kiel furent contraints de détruire tous les parcs de sous-marins et d'anéantir le Germaniawerft. Pendant cinq ans, plus de 7 000 travailleurs de chez Krupp nourrirent leurs familles en détruisant leur lieu de travail.

Plus de 130 000 tonnes de machines partirent pour la Russie, plus de 150 000 tonnes de ferraille pour le Royaume-Uni. Neuf sur dix des bâtiments reçus en héritage par Alfried en 1943 avaient disparu. A la fin de mars 1945, Hitler avait ordonné le « verbrannte Erde »... « terre brulée ». Les directeurs d'Alfried avaient du mal à voir la différence entre ce suicide industriel et le meurtre industriel des Alliés.

Entre temps, Ursula avait apprit que ses parents erraient sur les routes à l'instar des hordes de fugitifs. En Septembre, un officier russe avait demandé à Tilo von Wilmowsky : « Krupp est votre beau-frère ? » Tilo le confirma et l'officier lui annonça que sa propriété était confisquée. Tilo et Barbara se réfugièrent dans l'une de leurs nombreuses propriétés près de Kassel et ils y survécurent en faisant du troc : bouteilles de prix et bois de chauffage contre alimentation.

Berthold était le seul Krupp encore en liberté et il tentait d'organiser la défense de sa famille. C'est ainsi qu'il apprit la mort de Karl Görens par suicide suite à celle de son fils unique sur le champ de bataille. C'était une bien mauvaise nouvelle : Görens, Alfried et Löser avaient dirigé la firme en triumvirat et, sachant désormais que Löser était peu sûr politiquement, il comptait sur son témoignage. Ironiquement, Löser rejoindrait au camp de rassemblement de Nuremberg Alfried et ses dix assistants du Direktorium. Le considérant comme un traitre, ils n'avaient aucune intention de le sauver en confirmant ce fait.

Nuremberg.

Berthold faisait l'impossible dans une maison de fous dans laquelle même les alliés avaient du mal à communiquer entre eux. Les médecins américains avaient soumis leur rapport sur l'invalidité de Gustav, mais celui-ci ne parvint jamais à Jackson, le principal procureur chargé des crimes de guerre pour les États-Unis. Il ignorait donc que le procès exigeait l'inculpation du quatrième Konenkönig et non de son père. Cette information capitale qui ne parvint donc jamais aux oreilles des cinq procureurs de Nuremberg : Jackson, sir Hartley Shawcross, le général R. A. Rudenko et les Français François de Menthon et Auguste Champetier devait sauver la vie d'Alfried.

La procédure légale anglo-saxonne fut adoptée pour les procès. Cette décision mettait les avocats de la défense en difficulté car cette procédure allait à l'encontre de tout ce à quoi ils étaient habitués. Les avocats de la défense menaient les débats, les accusés étaient considérés comme innocents tant qu'on n'avait pas prouvé leur culpabilité. Seul ce qui était dit sous serment comptait. Chaque témoin était soumis à un contre-interrogatoire et un accusé avait le droit de garder le silence, droit qu'un seul de ceux-ci exercerait.

Cordell Hull et Churchill étaient opposés à cette conception. Ils auraient apprécié une justice plus expéditive, mais Hull avait démissionné en 1944 et Churchill avait été renversé par l'électorat.

Les charges réunies contre Gustav étaient formidables et il constituait un accusé vedette aux côtés de Dönitz, Goering, Hess, Sauckel, Seyss-Inquart, Speer, Kaltenbrunner et Streicher. Puis, le 4 novembre, son avocat commis d'office présenta deux certificats médicaux demandant que la procédure fut retardée jusqu'à ce que son client soit rétabli. L'accusation prit cela pour une feinte et désigna une commission spéciale pour l'examiner. Six médecins se présentèrent au chevet du malade qui les accueillit en disant : « Guten Tag » avant de sombrer dans le coma.

La Cour s'opposa à ce que l'on jugeât Gustav in absentia. Jackson – juge à la Cour suprême – sabota alors irrémédiablement le procès d'Alfried en déclarant devant la Cour que le fils devait remplacer le père. Ainsi naquit la légende selon laquelle Alfried paya pour les crimes de Gustav.

Cependant, le procès prenait du retard. La raison en était l'encombrant allié de l'Est. Face à de nombreuses accusations portées contre leurs clients, les avocats allemands pouvait opposer le vieux stratagème légal Tu quoque. Par ailleurs, les Russes considéraient que tout accusé arrêté était de ce fait coupable et donc automatiquement condamné à mort. Lorsque les autres membres du tribunal militaire international passèrent outre et se contentèrent même de condamner Hess, Funk, Dönitz, Raeder, Speer et von Neurath à des peines de prisons et acquittèrent carrément Schacht, von Papen et Frietsche, les Rouges quittèrent le Justizpalatz furieux.

Lentement, si lentement, le procès d'Alfried s'organisait. Berthold avait engagé Otto Kranzbühler qui avait défendu Dönitz. Drexel Sprecher, procureur au procès de la IG Farben, déclara que « Kranzbühler était le seul Allemand qui comprenait réellement l'art du contre-interrogatoire », et Cecelia H. Goetz, qui devait plaider des affaires devant la Cour suprême des États-Unis, dit « c'est le plus grand avocat que j'ai jamais vu... un avocat de rêve, un avocat de Hollywood, toujours en train de sortir des lapins de son chapeau. »

Kranzbühler parvint à libérer des sommes monumentales pour la défense d'Alfried ; pour chaque avocat américain, la défense pouvait en opposer quatre dont un ancien colonel américain du nom de Joseph R. Robinson. Ils réunirent 1 309 déclarations écrites contre 380, et deux témoins de la défense pour chaque témoin de l'accusation. D'autres part, les documents étaient en allemand, les témoins à charge étaient des compatriotes qui considéraient leur participation comme de la collaboration avec l'ennemi et nombre d'entre eux ne pouvaient tout simplement pas venir à la barre sans que le procureur renonce d'abord au droit de le juger plus tard pour ses propres crimes. Enfin, le juge Anderson du Tennessee, s'il était d'accord pour reconnaître qu'Alfried était un criminel de guerre, voyait dans le fait de confisquer ses biens la violation d'un droit sacré.

La tâche de Berthold était néanmoins loin d'être achevée. Il continuait à errer à travers l'Allemagne à la recherche de témoins refusant d'ouvrir la bouche devant autre chose qu'un Krupp.

Pour la famille, les accusations portées contre Gustav défiaient l'entendement, mais Berthold avait une explication : « Les Américains importants en Allemagne étaient OK mais ceux qui se montraient les plus zélés dans l'accusation étaient les Juifs allemands qui s'étaient fait naturaliser américains et qui étaient devenus avocats. »

Début septembre 1947, le procès d'Alfried et des membres du Direktorium commença. D'entrée, Alfried refusa de s'exprimer autrement qu'en allemand. Deux GI's casqués et chargés de décorations se tenaient derrière lui et von Bülow. Les Nazis constatèrent avec indignation que c'étaient des nègres.

Alfried avait donné ses instructions : aucun de ses adjoints ne témoignerait pour sa propre défense. Seul Löser – le proscrit – avait décidé de le défier.

Kranzbühler s'attacha dès le départ à donner à son client le rôle de victime. Celui-ci était accusé de crimes contre la paix, pillage, crimes contre l'humanité et « conspiration ».

L'atmosphère du tribunal était glacée. La salle n'était tout simplement pas chauffée et ne le serait pas avant le 21 janvier.

Les journaux allemands accusaient le tribunal de posséder un « appétit de haine et de vengeance », mais il est consternant de constater que les journaux financiers américains n'étaient guère plus aimables.

Alfried ne manifesta jamais la moindre contrition, même face aux témoignages les plus accablants. Bien qu'étant inscrit aux SS, il se fut rendu « responsable par sa signature », ce problème ne fut jamais soulevé au procès et Kranzbühler eut beau jeu de charger les absents.

Les pillages commis par Krupp sur le continent constituaient une violation incontestable de la Convention sur les Lois et Coutumes du 29 juillet 1889 signée par trente nations, dont l'Allemagne de Sa Majesté Guillaume II, bien que celui-ci ait déclaré à l'époque chier « sur toutes leurs décisions ». Par ailleurs, un porte-parole mit en évidence la particularité de Krupp en tant qu'entreprise dirigée depuis quatre générations par un seul propriétaire prenant toutes les décisions.

Cependant, Kranzbühler avait compris un élément important. Un vent nouveau soufflait sur l'Allemagne et la politique serait beaucoup plus importante pour l'avenir d'Alfried que la justice. La guerre froide avait commencé et le secrétaire d'État américain James Byrnes avait invité les leaders allemands à se placer aux côtés des Alliés occidentaux. La menace d'une Ruhr agricole s'éloignait. Pour la défense, il s'agissait de convaincre le tribunal que les barons de la Ruhr n'avaient fait que « hurler avec les loups ». Elle parvint même à produire des Kruppianer qui en cinquante ans n'avaient jamais vu une fois une arme. On avança la faiblesse des chiffres de la production d'armes qui n'avait grimpé à 42% qu'après le discours d'Hitler au Sportpalast en février 1943. Le 17 janvier, une requête de routine présentée par le docteur Alfred Schilf, l'avocat de Janssen fut rejetée par Anderson. Les collègues de Schilf protestèrent violemment, puis – le tribunal réaffirmant la décision – quittèrent la salle. Dans les procès se déroulant sur le continent, c'était une forme de protestation acceptée. En Angleterre et en Amérique, c'était illégal et Anderson, furieux, fit rassembler tous les avocats de Krupp qu'on put trouver et les fit condamner pour outrage. Une action qui apparut comme despotique aux yeux de l'opinion allemande. Cette décision permit à Kranzbühler de révéler que « les accusés avaient décidé en conséquence de s'abstenir désormais de toute déclaration personnelle, convaincus qu'ils étaient que tout ce qu'ils diraient ne pourrait qu'aggraver la situation. » Le 5 avril, le Tribunal rejeta à l'unanimité les chefs d'accusation 1 et 4 (agression et conspiration). L'accusation avait préparé un énorme matériel pour le contre-interrogatoire d'Alfried, qui refusa toujours de venir à la barre.

Kranzbühler échafauda une autre mise en scène en réclamant l'inclusion dans son équipe d'un avocat américain, Earl J. Carroll. Le tribunal refusa. Kranzbühler insista et le tribunal refusa à nouveau. En conséquence il menaça de démissionner et ne resta que parce que le juge Anderson lui ordonna de rester en temps qu'avocat commis d'office. C'est ainsi que fut bâtie l'accusation selon laquelle « Krupp choisit un avocat américain de bonne réputation » mais que le tribunal « refusa l'Américain et désigna ex officio un remplaçant allemand ». Remplaçant qui défendait Krupp depuis trois mois. Quand à Carroll, accusé par le général Lucius Clay d'avoir « abusé de son permis de séjour en Allemagne en agissant comme représentant d'une entreprise de spiritueux étrangère », il ne pouvait jouer aucun rôle dans le procès de Krupp.

Puis le 24 juin 1948, le procès subit une interruption de séance. Moscou venait de bloquer Berlin. Si l'accusation marquait des points importants : on n'avait pu citer le nom d'aucun industriel allemand qui fut envoyé en camp de concentration pour n'avoir pu atteindre les objectifs fixé, Kranzbühler n'en était nullement démonté. Le temps jouait pour lui et pour son client. Lorsque la capacité quotidienne de ravitaillement de Berlin par C-47 atteignit mille tonnes par jour, Staline dut mettre fin au blocus. On déployait des troupes, construisait des terrains d'aviation et la pression pour mettre fin au procès s'accentuait de jour en jour.

Le 30 juin, alors que le procès s'achevait, Alfried prit enfin la parole. Il déclara que, fondamentalement, l'accusation se ramenait à « Sie haben zusammengearbeitet. » (Vous avez collaboré). Or, collaboré, il l'avait fait et il en était fier. Il rejeta l'accusation de « pillage des territoires occupés » en faisant remarquer que les grosses affaires étaient internationales, quand à la main-d'œuvre esclave, il la passa tout simplement sous silence. Les Sklaven n'étaient pas des Kruppianer, ils n'étaient pas humains et ne pouvaient donc être maltraités.

Le verdict rendu le 31 juillet 1948 stupéfia tant la défense que l'accusation par la dureté du langage employé. Alfried fut reconnu coupable des chefs d'accusation et condamné à douze ans de prison – à partir du 11 avril 1945 - et la confiscation de ses biens meubles et immeubles. Lorsqu'il entendit sa condamnation à une peine de prison, il ne cilla même pas, mais l'annonce de la confiscation de ses biens le frappa comme la foudre.

Incarcération.

La première semaine d'août Krupp et les membres du Direktorium reconnus coupables furent incarcérés dans une forteresse de Landsberg, là même où Hitler avait été emprisonné en 1924. Hitler y avait passé neuf mois, Krupp y passerait trente. Selon ses propres termes, il y passa « des vacances ensoleillées ». Il y commit l'erreur d'écrire une lettre de neuf pages an den Amerikanischen Militärgouverneur General Clay dans laquelle il réfutait toutes les accusations portées contre lui et réclamait sa libération et l'annulation de la confiscation de ses biens. Le général considéra cette requête comme relevant d'une Cour d'appel et la transmis à sa commission de révision. Après sept mois d'examen, il confirma en tous points les condamnations, ajoutant que les témoignages présentés au procès fourniraient à l'histoire « un document sans précédent sur la manière dont la cupidité et l'avarice, dans des mains dénuées de scrupules, apportent la destruction et le malheur au monde ». Il ne restait à Krupp que le recours en grâce.

Clay avait notifié le décret de confiscation à ses collègues britannique et français... qui demeurèrent silencieux. Même les parts de Krupp dans les industries américaines restèrent intouchées. L'explication la plus probable serait que l'écheveau du Konzern était si embrouillé que tous préféraient le laisser en attendant d'y voir plus clair. Dans les faits, les Allemands demeurèrent les maitres d'Essen.

Tilo Wilmowsky fit paraître une brochure intitulée : « Warum Wurde Krupp verurteilt ? » présentant son neveu comme un martyr à qui ses esclaves devaient la vie et chargeant Karl Otto Saur. Celui-ci ne tarda pas à disparaître dans la nature, tout comme tous ceux qui avaient témoignés contre Krupp.  Même Marquardt, Schneider et Niermann qui avaient aidé les sœurs Roth et leurs compagnes à s'échapper disparurent. Ainsi, seule demeura la version de Krupp : la firme avait subi les pressions de Hitler, refuser d'employer des travailleurs étrangers aurait tenu du suicide, etc.

Les autorités américaines n'étaient pas de cet avis et préparaient un volume de 1 539 pages d'extraits du procès, en allemand, qui serait distribué dans toutes les bibliothèques des trois zones occidentales. Malheureusement, les successeurs de Clay, estimant qu'il ferait du tort à l'amitié germano-américaine, l'interdirent.

Le 16 janvier 1950, Gustav rendit son dernier soupir. Harald, qui avait été informé quatre ans plus tôt du décès de son père apprit avec confusion cette deuxième mort de la bouche d'un officier de l'Armée Rouge. Alfried demanda une permission de sortie. C'était possible, lui répondit le directeur de la prison, à condition qu'il soit accompagné d'une solide escorte. Alfried sortit du bureau sans un mot. La charge de la décision reposait donc sur Berthold qui se résolut à faire incinérer son père. Il organisa un enterrement à Obergronbach, une petite propriété des Bohlen à Baden. Alfried réitéra sa demande. Le directeur y répondit de la même manière. De nouveau, Alfried fit demi-tour et s'en alla, de sorte que presque personne n'assista à la cérémonie.

Kranzbühler saisit cette occasion pour réclamer l'annulation de la Lex Krupp, décrétée par Hitler et qui faisait d'Alfried le seul héritier de l'empire. On le déshériterait donc et son héritage serait partagé entre ses frères et sœurs. Il n'y eut pas de réponse.

Pendant ce temps, l'Allemagne était en plein « miracle économique » alors même que 30% de son territoire était occupé par les Soviétiques. Grâce au plan Marshall, au plan de redressement européen et à d'autres mécanismes dispensateurs de capitaux, 4 milliards de dollars allaient être insufflés dans l'économie. La dissolution des cartels avait ouvert la voie à des ambitieux et alors que la France et l'Angleterre dépensaient des milliards pour leur défense, aucun Allemand ne portait l'uniforme. Par ailleurs, l'Allemagne bénéficiait d'un avantage inattendu : malgré la défaite, leur stock de machines-outils était intact. Entre Munich et l'effondrement du Reich, il avait même doublé. A Essen, on les conservait précieusement dans des chambres fortes, en attendant patiemment que Die Firma ait le droit de s'en servir. Enfin, Anglais, Hollandais, Suédois, Belges, Suisses avaient désespérément besoin de reprendre leurs exportations vers l'Allemagne.

Le 8 mai 1949, la nouvelle Constitution entra en vigueur, Konrad Adenauer fut élu chancelier et les Alliés mirent fin au gouvernement militaire.

Le 25 juin 1950, la chance sourit à Alfried sous la manifestation de son principal adversaire durant la guerre : le T-34. Cette nuit là, 150 chars de fabrication soviétique franchirent le 38e parallèle, en Corée. Or, le gros de la force militaire occidentale se trouvait de l'autre côté du monde. La guerre de Corée entraina le boom de l'industrie allemande, mais l'Europe n'était plus défendue que par sept divisions face à 22 Soviétiques. Cet été là, les Alliés annulèrent la limite de 11 millions de tonnes d'acier fixées à l'Allemagne. Krupp était toujours en prison, mais le 1er décembre, il tenait sa première réunion du Direktorium depuis la chute du IIIe Reich. Eisenhower fut désigné commandant suprême des forces de défense d'Europe occidentale et on ordonna aux trois hauts-commissaires de lever une armée allemande. Il allait y avoir une amnistie générale. Non seulement Krupp allait retrouver la liberté, mais également la richesse, mais tout d'abord, il fallait répudier le jugement du tribunal de Nuremberg. Ce serait là, la tache du nouveau Haut-Commissaire pour l'Allemagne : John J. McCloy.

Pour annuler la décision du tribunal, il fallait aller en appel, or cet appel avait déjà eut lieu et avait été rejeté. McCloy l'ignorait, mais ce qu'il allait faire était illégal. La cour d'appel se réunit pour la première fois en avril 1950. Ayant désigné trois éminents juristes, il rendit leur tache impossible en leur laissant cinq mois pour réviser les douze procès, là où les avocats de Clay en avaient eu sept pour en étudier un seul. Ce qui devint la commission Peck – président de la section d'appel à la Cour suprême de New York – entendit les avocats des condamnés, mais pas ceux de l'accusation, ni le procureur, ni le juge. De fait, aucun d'entre eux ne fut sollicité ni même ne sut que leur verdict était remis en question. Benjamin B. Ferencz avait été membre de la Commission des crimes de guerre et se trouvait encore en Allemagne. Apprenant l'existence de la commission Peck, il écrivit à chacun des membres du triumvirat pour expliquer qu'il se trouvait dans l'équipe de Taylor pendant le procès et pour offrir ses services. On l'informa que si on avait besoin de lui, on le lui ferait savoir. On n'eut jamais besoin de lui. Par curiosité, il fit de temps en temps un tour au bureau du haut-commissaire. Il y trouva les dossiers Krupp enfermé dans des caisses de deux mètres de long qui ressemblaient à des cercueils. Lorsque McCloy eut libéré Alfried, Ferencz se rendit une dernière fois chez le haut-commissaire et vit qu'on n'avait pas tourné une seule vis.

C'est alors que « le prétendu avocat » Carroll fit sa réapparition, toujours au service de l'équipe de défenseurs de Krupp. Il expliqua à Clay que l'ordre de confiscation « servirait les desseins des communistes ». Il le convainquit en utilisant des arguments douteux qui auraient été aisément réfutables... normalement. Fin juin, le haut-commissaire proclama la déclaration d'amnistie. 101 prisonniers furent libérés de Landsberg. Löser, le seul antinazi de la direction de la firme n'était pas parmi eux. Malade, il ne fut libéré que cinq mois plus tard.

La nouvelle de l'annulation du verdict Krupp produisit une onde de choc immense parmi les anciens ennemis du Reich. Le juge Wilkins l'apprit par un entrefilet dans la presse. Max Mandelbraud estima que la clémence dans ces conditions était illégale. Cecelia Goetz se mordit les doigts d'avoir persuadé des Kruppianer de témoigner contre leur patron. Elizabeth Roth dont l'héritage se limitait à un instantané de sa famille se demanda comment le droit à la propriété pouvait être plus sacré que le droit à la vie. Drew Middleton écrivit dans le New York Times : « Un jour la famille Krupp sera de retour à la villa Hügel et les usines Krupp fabriqueront toutes sortes d'armes nouvelles avec lesquelles on pourra tuer une nouvelle génération d'Européens. ». Le dessinateur britannique Vicky publia dans le News Chronicle un dessin représentant Hitler et Goering lisant une manchette du journal qui disait KRUPP LIBERE et le Führer demandait : « Est-ce que nous n'aurions pas dû tenir un peu plus longtemps ? » Paris-Presse écrivit : « Tout ce que les Français détestent en Allemagne – l'esprit prussien, le pangermanisme, le militarisme, le dumping industriel – est remonté à la surface ».

De son côté, McCloy était déconcerté et furieux : les hauts-commissaires britannique et français avaient été invités à donner leur avis sur Krupp et avaient donné leur accord. Alfried avait été arrêté et emprisonné en zone britannique où se trouvait la plus grande partie de ses biens et ils n'avaient procédé à la saisie d'aucune société Krupp.

Dans sa correspondance de 1951, McCloy répète à plusieurs reprises l'erreur de confondre Alfred et Alfried Krupp. La vérité semble être que personne ayant été mêlé à cette décision de clémence n'a véritablement regardé le dossier de près. McCloy avait ramené les horloges à 1943 et réalisé la prédiction de Hitler écrite dans son « testament politique ». Il y déclarait qu'un jour les démocraties occidentales supplieraient l'Allemagne de se joindre à elles contre la Russie. Pour paraphraser le juge Jackson : « Si vous disiez que Krupp n'est pas coupable, autant vaudrait dire qu'il n'y a pas eu d'usines de fusées à Auschwitz, pas de camps de concentration dans la firme, pas de Rotschild passés à la chambre à gaz, pas de cages de torture en sous-sol, pas de cadavres de nourrisson, pas de massacres, pas de crime, pas de guerre ».

Alfried Krupp von Bohlen und Halbach (1907-1967)

Lorsque Alfried sortit, il était attendu. Non seulement par Berthold, Kranzbühler, le Direktorium et leurs équipes, mais par tout ce que l'Allemagne comptait de reporters, correspondants et opérateurs d'actualité.

Berthold escamota Alfried pour l'emmener dans un hôtel où il put prendre une douche et se changer avant de prendre un petit-déjeuner. Tout se passa très bien jusqu'à ce que le propriétaire, Herr Schmidt fit amener du champagne. Toute la presse pourrait témoigner que les Krupp avaient pris un « petit-déjeuner au champagne ». Berthold était consterné, McCloy serait furieux.

Durant la conférence de presse qui suivit, Alfried s'abstint d'exprimer la moindre opinion. A un journaliste qui lui posait le problème de la condamnation du Justizpalast, il répondit : « J'ai été acquitté à Nuremberg du chef d'accusation principal et déclaré coupable sur deux chefs d'accusation secondaires ». Personne ne releva que ceux-ci concernaient les crimes contre l'humanité et le pillage. C'était le vingtième anniversaire de son association avec les SS, une excellente occasion de renier le Führer. Il refusa.

Après de longues vacances, il s'installa dans une maison de trois pièces à Essen dans laquelle Berthold et Tilo avaient aménagé trois bureaux et se lança dans une étude intensive de la loi n° 27 de la Haute Commission des Alliés, obstacle principal entre lui et ses biens.

Le retour de Krupp était applaudi à Essen. C'était le mécène des ateliers de couture, des écoles ménagères, des ateliers d'apprentissage, des soins hospitaliers gratuits et des logements à loyer modéré. Un ouvrier déclara être prêt à mourir pour Alfried Krupp. On comptait 3% de communistes à Essen. Ils déclarèrent qu'en cas de reprise de la production d'armement, cette fois dirigée contre la Russie, ils protesteraient mais ne feraient pas la grève. Peu de Kruppianer croyaient en sa culpabilité. Comme McCloy avait interdit la publication des comptes-rendus d'audience, tous étaient persuadés que le réarmement après Versailles était légal, que Hitler avait menacé Krupp de confiscation s'il ne construisait pas le Berthawerk et qu'Alfried avait été condamné parce qu'il avait fabriqué des armes. Les Kruppianer qui avaient témoigné contre le Konzernherr avaient disparu ou se turent. Ainsi s'affirma la légende selon laquelle tous les travailleurs qui avaient témoigné avaient nié les mauvais traitement envers les esclaves et que Krupp avait été réprimandé par la SS et le SD pour avoir trop donné à manger à ceux-ci.

Négociations.

A partir de septembre 1951, Alfried entama des négociations avec les hauts-commissaires alliés. On l'invita à signer une déclaration d'après laquelle il renonçait aux industries du charbon et de l'acier. Il refusa et proposa un moratoire de dix ans. McCloy était d'accord, Sir Brian Robertson contre, André-François Poncet encore plus : alors que l'Allemagne avait touché 4 milliards de dollars à titre d'aide, elle n'avait remboursé que moins de 1% des dégâts causés en France par la Wermacht.

Krupp ne s'en émut pas. Il savait que la France avait besoin du meilleur charbon à coke d'Europe Robert Schuman venait de proposer la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Le but de Krupp était de transformer le document final en gruyère.

A cette époque Alfried commença à fréquenter une jeune fille du nom de Fräulein Vera Hossenfeldt. Elle était belle, désinhibée, membre fondatrice du Jet set. Elle le dévora. Ses origines étaient obscures. Elle était trois fois divorcée : un baron, un prétendant acteur qui l'avait emmenée en Californie et un médecin allemand naturalisé. Elle épousa Alfried le 19 mai 1952 à Berchtesgaden devenant ainsi Frau Vera Hossenfeldt von Langer Wisbar Knauer Krupp von Bohlen und Halbach.

Le 4 juillet, elle réussit un coup de maitre en se faisant inviter avec son mari au grand consulat américain à Düsseldorf, ce qui rendit les négociations de Mehlem un peu plus faciles. Alfried parvint à convaincre les britanniques de lui restituer les œuvres d'art volées à la villa Hügel. Comme il perdait le contrôle de toutes les sociétés de charbon et d'acier allemandes, il recevrait en compensation 25 millions de livres sterling. Cette décision déchaina la fureur des Britanniques. Alfried avait été déclaré coupable d'avoir utilisé de la main-d'œuvre esclave. N'était-il pas possible d'utiliser une partie de sa richesse à ceux qui avaient souffert par lui ? Malgré le démantèlement de son royaume, il lui restait une fortune évaluée à 140 millions de dollars. De plus, l'accord qu'il devait signer ne faisait aucune allusion à aucune obligation de s'abstenir à l'avenir de la production d'armes. S'il était tenu de vendre les participations de la société à « des personnes indépendantes » sous cinq ans, cela ne voulait rien dire. A moins que l'acheteur ne fut allemand, Krupp n'était tenu de vendre qu'à des prix acceptables pour lui. Sinon, il pouvait demander une prolongation, tout en continuant à contrôler ses actifs par le truchement de la société de holding et la loyauté de ses Kruppianer. En fait, il pouvait repousser l'échéance indéfiniment. Son engagement n'avait été que verbal et d'ailleurs, le 4 mars 1953, il n'était même pas là pour signer l'accord. Il était avec sa femme sur les pistes de ski.

« Der Amerikaner » et Frau Vera.

Un soir de 1952, Alfried fit la connaissance d'une sorte de jeune parvenu, Berthold Beitz, qui se faisait appeler « Der Amerikaner ». Il avait échappé au service militaire et comme il n'avait pas de carte du parti nazi, il avait facilement trouvé après la guerre une place dans les services d'assurance en zone britannique. Il n'y connaissait rien mais embaucha d'anciens Nazis qui, eux, s'y connaissaient, faisant passer en quatre ans la compagnie d'assurances Germania-Iduna du sixième au troisième rang dans l'industrie. Le 25 septembre 1952, Alfried lui proposa de l'aider à reconstruire son empire. Son champ de décisions – et celui du conseil d'administration – serait illimité à trois exceptions près : « Premièrement, impossibilité de fabriquer des armes. Deuxièmement, il ne peut être question d'obéir à l'exigence discriminatoire des Alliés et de vendre les actifs en charbon et en acier. Troisièmement, la société devait rester pour le moment une entreprise familiale. »

Alfried regagna officiellement sa capitale le 12 mars 1953. Il avait quarante-cinq ans. La firme comptait 16 000 travailleurs et autant de retraités. Pour les directeurs, c'était une situation impossible. Alfried refusa de négocier. Il s'en tiendrait aux dernières volontés de son arrière-grand-père. L'argent, on le trouverait à Bonn comme on l'avait trouvé à Berlin. On commencerait par verser aux ouvriers 50% de leur retraite pour atteindre 100% sous un an. Il fit revenir les artisans du Konzern. Il ne pouvait pas encore leur fournir de gros salaires. Néanmoins, sa main-d'œuvre s'accrut au rythme de 1 000 travailleurs par mois.

Du coté de Vera, les tensions grandissaient. Bertha la snobait et Alfried se consacrait corps et âme à la firme. Il tenta patiemment de lui expliquer que celle-ci n'ayant pas d'actionnaires, tout dépendait de lui. Pourquoi ne pas vendre, alors ? Affreux blasphème.

Klaus Ahlefeldt-Lauruiz, le représentant de la firme en Grande-Bretagne, lui conseilla d'organiser des parties de chasse, occasion pour des gens influents de se rencontrer officieusement. Malheureusement pour Vera, c'était uniquement une affaire d'hommes. Vers la même époque, Alfried lança le Germania V en mer du Nord. Désormais il ne manquerait plus une régate à Kiel. Vera les manqua toutes.

A la suite d'une réception ratée en l'honneur du roi Paul de Grèce et de la reine Frederika, Alfried se résolut à se débarrasser de la villa Hügel. Il l'offrit à la province de Rhénanie-Westphalie, qui refusa poliment. Bonn fit de même.

En 1954, Alfried reçut son premier chef d'État africain en la personne de l'empereur d'Ethiopie Hailé Sélassié. Il y avait 500 invités dont 120 diplomates. Alfried reçut le Lion de Juda devant la porte du château. Autour de lui se tenaient 339 employés dont un chœur de 100 Kruppianer et 200 apprentis tenant des drapeaux éthiopiens en papier. L'empereur s'abstint de rappeler que dans les années 35-36, alors que les hommes de sa tribu se faisaient exterminer par les légions italiennes, le DNB avait proclamé que le « Kruppsche Konzern » était entzückt.

Personne ne mentionna l'absence de Vera. Frau Krupp vivait maintenant entre la Californie, Las Vegas et New-York, fréquentant des acteurs, des gens de la haute pègre et de riches Européens expatriés. Elle n'avait pas le moindre désir de recevoir le Lion de Juda et encore moins de revenir vivre à la villa Hügel. Elle tourna les talons, vexant les Kruppianer en dénonçant leur « ville hideuse, provinciale et sans joie ».

Puis la merde frappa le proverbial ventilateur. Durant leurs cinq années de mariage, elle n'avait pas perdu son temps et avait amassé suffisamment d'informations financières pour embarrasser son époux et menaçait maintenant de les révéler au monde. Elle accusait également Alfried d'avoir sciemment négligé ses devoir conjugaux. L'affaire fut réglée en trois mois – à huis clos – en violation des lois sur le divorce de Bonn, mais personne n'y fit objection. Toute l'affaire n'avait été que trop embarrassante. L'ex-Frau Krupp y gagna un ranch de deux cent cinquante hectares d'une valeur de un million de dollars à une quarantaine de kilomètres de Las Vegas. Elle le revendit à Howard Hugues au printemps 1967 et décéda à l'automne.

« Notre Herr Alfried est un homme seul », soupira l'un de ses domestiques, tandis qu'un communiste endurci, membre de l'équipage du Germania V murmura : « J'ai pitié de Krupp et cela n'a rien à voir avec la politique : c'est un pauvre type. »

L'aide aux pays sous-développés.

Pendant les Affaires, les affaires se poursuivaient. Les salles où l'on renfermait les drapeaux à la Firma finirent par abriter les étendards de 140 pays. Afin de faciliter les rapports avec ce qu'il appelait « les pays sous-développés » Alfried signa un accord avec la East Asiatic Company, un ensemble de 40 firmes commerciales dont le président était le cousin du roi du Danemark. Tous les bureaux de Krupp dans ces pays seraient composés d'indigènes. On construisit des matériels et équipements pour camions et locomotives aptes à supporter les chaleurs tropicales, le manque d'expertise de la clientèle et les distances à parcourir dans des campagnes lointaines. Tout cela plaisait à la clientèle colorée de Krupp qui avait le sentiment de partager avec lui la haine des anciens exploiteurs colonialistes. C'était là une conséquence inattendue des décrets de décartellisation des vainqueurs : Krupp n'avait pas d'autre choix que de s'étendre à travers le monde.

Krupp se mit à développer, vendre et construire des usines complètes et prêtes à l'emploi, dotées de machines capables de déplacer des montagnes. On se mit à reproduire partout la plus belle ville industrielle du monde. Ces répliques seraient dotées de la Gusstahlfabrik, mais aussi d'hôpitaux, de zones de loisirs, d'écoles et de théâtres. Tout le nécessaire pour les « Neokruppianer ». Ainsi que le fit observer Norbert Mühlen :« les représentants de Krupp réussirent là où les soldats de Hitler avaient échoués. »

Il y avait quelque chose d'embarrassant dans cette réussite. La défense à Nuremberg n'avait-elle pas fait son possible pour affirmer l'incapacité d'Alfried à occuper des fonctions de direction ? McCloy n'avait-il pas accepté cette version pour rejeter la décision du tribunal ? On attribuait donc tous ces succès à Beitz, ce qui convenait parfaitement aux deux hommes. Pendant ce temps, le Finanzdirektor Janssen comptait chaque sous. Il devait dire plus tard : « Si on nous avait forcé à montrer notre comptabilité, nous étions finis. Personne ne se doutait à quel point notre situation était mauvaise. »

A la fin de sa première année fiscale de son retour au pouvoir, Alfried organisa son premier « Jubilé » annuel en invitant tous les Kruppianer qui avaient vingt-cinq ans ou plus de service au château. Il annonça que le chiffre d'affaire pour l'année avait été d'un milliard de marks. Les chiffres du personnel de la firme passèrent à 125 000. La Weser AG construisait 15% des nouveaux navires de l'Allemagne, deux cents savants avaient mis au point le titanium : antirouille, solide comme l'acier et 80% plus léger. Trois ans après ce premier Jubilé, la firme faisait pour un milliard de dollars d'affaires par an. La fortune personnelle d'Alfried était évaluée à 800 millions de dollars.

Réécrire l'histoire.

Si Alfried fut accueilli à Melbourne aux cris de « Tueur de Juifs ! Boucher ! », les talents en matière d'auto-promotion et de publicité de la firme représentaient une longue tradition. En 1963, Alfried présenta à la Foire de Hanovre une bobine nucléaire de 75 tonnes. Des ingénieurs de chez Krupp se portèrent volontaires pour redresser l'obélisque du pharaon Sésostris I couché depuis trente-huit siècles pour un salaire symbolique de 3 500 livres égyptiennes (Krupp n'en rata pas moins le marché du barrage d'Assouan). Le principal adjoint de Hundhausen écrivit l'histoire de Krupp dans un livre intitulé tu Gutes und rede daruber (Fais le bien et parles-en).

L'équipe de celui-ci était surnommée Parfümeriehändler. En 1961, on offrit à la clientèle étrangère du Konzern un album magnifiquement illustré intitulé Krupp et qui passait en revue « les grandes dates de la firme ». On n'y trouvait cependant aucune photo de Kaizer, de Feldmarschall, de Grossadmiral ou du Führer, et encore moins d'armes.

L'obsession d'Alfried à faire oublier ce genre de détail allait jusqu'à refuser que l'on vende des soldats de plomb ou des pistolets dans son grand magasin d'Essen. Un directeur jura : « Plus jamais nous ne fabriquerons de canons. »

Le problème, cependant, n'était pas d'ordre moral : si la production de canons était profitable et la victoire certaine, tous les obstacles disparaitraient. Si un chancelier demandait à Krupp de se reconvertir pour armer une nouvelle Wehrmacht : « Nous le ferions probablement. Nous ne devons pas oublier la réalité. » En 1953, le Flugzeugbau GmbH de Krupp commença à assembler des chasseurs à réaction à Brême. Les Américains auraient pu protester mais Alfried s'était protégé en vendant 43% des parts de la filiale à United Aircraft. Baitz dit pour plaisanter : « A la fin de la prochaine guerre, ce sont les fabricants d'équipements électroniques et de missiles qu'on jugera devant un tribunal de crimes de guerre et pas nous. »

Et pourquoi pas des équipements électroniques ? Les savants de Krupp mettaient au point à Meppen sa première fusée à trois étages et avaient achevé sa première pile atomique. En 1967, Krupp était parvenu à atteindre une masse critique. Plus de 100 000 boules de graphite fabriquées à partir du coke Krupp enveloppaient l'uranium. Cette pile était un réacteur-reproducteur... qui permettrait de fabriquer une bombe au plutonium. Dixit le docteur von der Decken : « Celui-ci ne produira que du courant pour les centrales, bien entendu. » Bien entendu.

Le 29 mars 1956, Bertha Krupp avait fêté son soixante-dixième anniversaire. Son plus grand cadeau, elle l'avait reçu cinq mois plus tôt : Harald était revenu. Alfried était trop occupé, Berthold était en vacances en Grèce avec sa femme et leur fils. Ce fut donc Waldtrau qui alla le chercher au Friedlang Stalag, près de Göttingen. Il était méfiant et terrifié. Il lui demanda de revenir le lendemain, sans réaliser qu'entre-temps il serait assailli par une horde de journalistes. Après une prison politique à Moscou de 1946 à 1947, il avait passé trois années en réclusion dans les environs de la ville en compagnie de généraux, de Lagerführer, de savants, de Bonzen du Parti et de diplomates.

En décembre 1949,  il crut entrevoir une chance de liberté. Tous les Allemands contre qui on avait pu réunir quelque preuve que ce soit avaient été jugés et expédiés. Cependant, les 2 000 qui restaient furent inculpés comme « criminels de guerre ». En janvier 1950, trois juges entrèrent dans sa cellule accompagnés d'un interprète et d'un dossier énorme.. Après lecture des actes d'accusation, on le fit sortir cinq minutes. À son retour, on l'informa qu'il avait été condamné à vingt-cinq ans de camp de travail.

Harald trima pendant cinq ans dans des mines de fer près de Sverdlovsk. En 1955, les Russes libérèrent tous les Autrichiens. 800 Allemands – dont Harald – les suivirent. On ignore ce qu'il advint des 1 200 autres.

Harald l'ignorait, mais pendant qu'il cassait des rochers, il était devenu capitaliste. D'après le traité Krupp de Mehlem, le Konzernherr lui devait 2 millions et demi de dollars. Une goutte dans la mer pour Alfried, l'indépendance financière pour Harald.

Le 21 septembre 1957 – Alfried avait fêté son cinquantième anniversaire cinq semaines plus tôt -  Bertha se leva de table, prête à aller visiter des retraités et des malades. Elle n'en vit aucun. Elle s'écroula soudainement, victime d'une crise cardiaque. Le 25 septembre eut lieu le service funèbre. Toute la population de Essen vint lui rendre hommage à quatre de front. C'est là qu'un retraité remarqua qu'en traçant une ligne imaginaire verticale sur un tableau qui, en l'espace d'une heure, devait devenir l'oeuvre d'art la plus populaire de la Ruhr, on pouvait séparer les vivants des morts. D'un côté Claus, Eckbert, Gustav, Bertha. De l'autre Alfried, Berthold, Harald, Irmgard et Waldtrau.

On verrait, par la suite, chaque dimanche pendant les heures de visite des gens passer le doigt sur le verre, évoquant ces sélections d'Auschwitz où l'on envoyait les condamnés à gauche et ceux destinés à travailler chez Krupp à droite.

Avis de tempête.

La mort de Bertha libéra les tensions contre Beitz. Celui-ci et son mépris des conventions offensaient la vieille garde. Lui-même ne semblait faire confiance en aucun employé de plus de trente ans et se définissait comme un « dompteur de lions ». Il était de basse Klasse et s'en faisait une gloire. Cette hostilité était partagée par les autres membres de la famille qui refusèrent à la fois des sinécures dans le konzern et que Beitz se mêle de leurs propres affaires.

Cette cassure au sein de la famille se révéla en 1962 lorsque Alfried congédia le Finanzdirektor Schröder, l'un des économistes les plus respectés de la Rühr. Celui-ci publia alors dans le Handelsblatt de Düsseldorf un article intitulé « Der Finanzielle Herzinfarkt » (L'infarctus financier). C'était une critique à peine voilée de la politique financière de Krupp et les frères d'Alfried la trouvèrent si intelligente qu'ils décidèrent de prendre son auteur à leur service.

Alfried, de son côté, refusa de lire l'article. C'était peut-être l'erreur la plus grave qu'un Krupp ait commis en quatre siècles.

En attendant, Alfried ne parvenait pas à se résoudre à honorer sa parole donnée à Mehlem et à vendre ses mines de charbon et ses aciéries pourtant sous séquestre. Cela lui était impossible. Alfried était la quasi-réincarnation de son arrière-grand-père Alfred qui avait écrit à son fils Fritz en 1874 pour lui ordonner de ne jamais vendre. L'autre solution était d'élargir l'actionnariat de la Altendorferstrasse. Il s'y refusa.

Cela ne manquait pas d'inquiéter Adenauer : « Nous risquons qu'un petit groupe de géants s'emparent de l'économie allemande et ne la tiennent si fortement à la gorge que le gouvernement soit obligé de prendre des mesures contre eux. »

Paroles creuses. Les lois anticartels de Bonn demeuraient en vigueur, mais elles étaient mortes. Le gouvernement était impuissant face à la pieuvre Krupp et chaque jours de nouveaux barons le comprenaient, bien que les accords de Paris de 1954 et le traité Krupp fussent inscrits dans la Constitution de la Bundesrepublik. Au termes du décret de décartellisation des Alliés, les sept titans les plus puissants avaient reçu l'ordre de quitter l'industrie du charbon et de l'acier. A la fin de 1950, tous avaient obéi... tous sauf un. Le numéro Un.

La revue Réalité écrivit sous le titre : « Le Roi Krupp » un article dans lequel on pouvait lire : « Du point de vue d'une Europe unie – si l'on est d'accord pour penser que les six pays du Marché commun doivent ou bien s'unir et prospérer ou bien être divisés et s'effondrer – Krupp est probablement indispensable au bon fonctionnement de l'économie européenne de demain. »

L'Allemagne faisait partie des six, mais cela n'avait pas été sans réticences : l'Italie, la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg étaient hantés par des souvenirs sauvages de Ubermenschen casqués d'acier. Le professeur Pounds, géologue, qui avait assisté aux discussions pour savoir s'il fallait admettre Bonn dans la coalition était horrifié par le passé de Krupp, cependant il reconnaissait l'inévitable :« Un plan général pour l'industrie européenne est irréalisable sans la collaboration volontaire des industriels de la Ruhr. » C'est pourquoi, en janvier 1959, les Cinq devinrent les Six. Les barons étaient destinés à dominer l'union.

L'homme le plus puissant du Marché commun.

Alfried entra dans le Marché commun comme l'homme le plus riche et le plus puissant de celui-ci. Avec ses Schlotbarone satellites il produisait la moitié du charbon utilisé par les Six.

Demeurait le problème du traité. Alfried avait juré à Mehlem qu'au 31 janvier 1959 à l'aube il aurait achevé son retrait des mines et des usines. Tout en affirmant qu'il était inconcevable qu'un homme de sa race et de son éducation pût se rendre coupable de perfidie, qu'il ne pouvait violer la promesse faite à Mehlem, il demandait à en être libéré, affirmant que le traité ne le liait pas obligatoirement.

Deux mois avant l'expiration du délai, il avait toutefois procédé à deux ventes : celle des mines de Emscher-Lippe et de Constantin der Grosse. C'était loin d'être satisfaisant mais on aurait pu se demander à qui exactement il avait vendu. La mine de Constantin représentait le joyau de la dynastie. Elle avait coûté dix années de sa vie à Alfred et l'avait presque conduit au tombeau. Le nouveau propriétaire était le Bochumer Verein de Jacob Mayer de Bochum.

Au XIXe siècle, Krupp et Mayer avaient été de redoutables concurrents, mais la faiblesse de Mayer lui avait été fatale. Il avait fait du Bochumer Verein für Bergbau und Güsstahlfabrikation une société par actions. Choqué par les canons de Krupp, il s'en était tenu à fondre des cloches d'église. Le 31 juillet 1875, il mourut jeune et sans enfants, léguant sa fortune à l'Église luthérienne.

En 1959, la firme était intacte et était redevenue une société par actions. Alfried l'avait rachetée, redevenant ainsi propriétaire de sa plus grande mine.

Whitehall demanda à la Bundesrepublik d'intervenir. La Bundesrepublik renvoya la balle à la Haute Autorité, qui fit observer qu'elle n'avait pas signé l'accord de Mehlem. Les Alliés réagirent... en nommant une commission. Celle-ci, présidée par un banquier suisse et composées d'un Américain, d'un Anglais, d'un Français et de trois Allemands accorda, au bout de six mois d'inactivité, un délai de un an à Krupp... délai qui fut repoussé chaque année jusqu'en 1968.

Les Kruppianer ont le sens de l'humour. Le jour où ils reprirent officiellement le Bochumer Verein, ils moulèrent une cloche d'acier grise, hommage ironique au malheureux Mayer.  Elle est exposée aujourd'hui dans la cour de la plus grande usine du Bochumer Verein. On peut lire sur sa surface : Christ ist erstanden... « Christ est ressuscité. »

Alfried valait maintenant 1 milliard 120 millions de dollars, 1 milliard de plus qu'à sa sortie de prison. Ses dons à ses frères et sœurs étaient l'unique réalisation durable de Mehlem. Il avait des clients dans des pays où on aurait tiré un Américain à vue et sa connaissance de son vaste domaine était presque inquiétante. A la stupéfaction de son adjoint il annonça qu'il songeai à acheter... la Côte d'Azur, un investissement excellent compte tenu des vacances plus longues et plus fréquentes des Européens. En prenant un bon homme de paille français, on pouvait tout rafler.

Krupp vs Ferencz.

Un homme, cependant, observait ces progrès avec attention. Son nom était Benjamin B. Ferencz, ancien procureur de Nuremberg. En 1953, le drapeau de l'Allemagne de l'Ouest ne flottait pas encore à l'ONU. Pourtant, pour montrer sa souveraineté, Bonn avait reconnu les crimes allemands contre le peuple juif devant la Cour internationale de justice de La Haye et accepté de payer à Israël 10 milliards de marks en douze ans. Ni Adenauer ni Erhard ne s'étaient enrichi avec la main-d'œuvre esclave. Krupp l'avait fait. Il n'avait pas versé de salaires, avait remplacé la nourriture par la crasse et avait traité ses mobilisés comme des Stücke. Krupp pouvait payer. Krupp devait payer.

Ferencz avait discrètement négocié avec les diverses compagnies qui avaient jadis formé la IG Farben. Elles avaient accepté de verser 5 000 marks à chaque Juif qui avait été Sklavenarbeiter. Seul le général Taylor et Mrs Ferencz savaient que comme à La Haye, avec Farben et dans toutes les affaires dont il s'était occupé pour les victimes juives du IIIe Reich, il travaillerait gratuitement.

Ferencz fut accueilli chaleureusement par Beitz dans son bureau. Sur quoi, celui-ci se vit remettre un dossier de 15 000 mots intitulé Die Zwangsarbeit jüdischer KZ-Lager Insassen im Krupp Konzern (Le Travail Obligatoire des Détenus Juifs des Camps de Concentration du Cartel Krupp). Il y était question – citations et preuves à l'appui – d'Auschwitz, du Berthawerk, de Wüstegiersdorf, de Mulhouse, de Fünfreichen, de la Humboldtstrasse, de l'attitude des SS et du ministère de Speer, des réquisitions effectuées par Alfried et de son mépris des demandes de Berlin que ses prisonniers fussent convenablement traités.

« Chantage ! » s'écria Beitz avant de se précipiter chez le Konzernherr. Il n'en était rien. D'après la loi allemande, quiconque a été reconnu coupable par une cour criminelle peut faire l'objet de poursuites civiles et Bonn avait reconnu la validité des verdicts de Nuremberg. Ferencz était confiant. Il avait fixé la somme de 1 250 dollars par personne, ce qui paraît absurdement faible. Un règlement en dehors du tribunal avec lui ne coûterait pas plus de 2 millions et demi de dollars à la Firma. Par contre une décision prise contre Krupp pourrait encourager les non-juifs à intenter des poursuites à leur tour. On pouvait s'attendre à une somme de 50 millions de dollars et une affreuse publicité.

Ferencz ne revit jamais plus Beitz. Les avocats, par contre, vinrent et les négociations se passèrent dans une atmosphère détestable d'accusations, de récriminations et de propos antisémites. Ferencz devait songer à ses clients. La plupart n'avait aucune intention de jamais remettre les pieds en Allemagne, sous aucun prétexte, tant qu'un Krupp régnerait dans la Rühr. Il dut négocier.

Il se montra malgré tout un redoutable adversaire et Alfried subit des pressions du seul homme à qui il devait une dette irréparable : John J. McCloy.

Malgré tout les négociations se poursuivirent sous la forme d'escarmouches et de batailles rangées. Les avocats de Krupp refusèrent d'accorder un fond aux Gentils, sous prétexte que Ferencz ne les représentait pas (Farben avait accepté). Pire, il n'était pas question de discuter de dommages aux Juifs morts ou leurs familles. Die Endlösung der Judenfrage avait apparemment signifié à la lettre la solution finale.

Krupp consentit finalement à verser la somme de 1 250 dollars par personne. L'accord fut annoncé à la Noël 1959. Ironiquement, les bénéficiaires eurent par la suite le sentiment que les avocats prenaient des commissions excessives alors qu'il n'y avait jamais eu d'honoraires du tout. Au lieu des 1 250 dollars promis, ils ne reçurent que 750 dollars. La raison en était que la Commission chargée des dommages de guerre juifs, préoccupée par le fait qu'il était impossible d'évaluer le nombre de Judenmaterial vivant jadis dirigé par Krupp, avait fait un premier versement. Plus tard, quand tous les rendus seraient rentrés, les fonds seraient distribués entre tous.

Il n'y eut pas de surplus. Lorsque le fond de 4 millions de marks fut épuisé, il ne resta même pas de quoi acheter un bol de Bunkersuppe à ceux qui avaient rempli leur demande trop tard.

L'annonce de l'accord fit le tour du monde et soudain l'on vit se présenter deux mille survivants du Berthawerk seul. De vrais Juifs bien vivants aux droits incontestables surgissaient de partout. L'une des raisons de cette erreur fut la découverte que le groupe Roth n'était pas le seul à avoir échappé à la mort. Les autres déportées avaient été refusés à Buchenwald. On avait trouvé un bourreau plus accommodant à Bergen-Belsen mais le camp avait été libéré peu après par les Britanniques. 384 femmes avaient survécu.

Le gâteau fut donc partagé en parts de plus en plus petites. De 750 dollars, on passa à 500 puis les fonds furent épuisés. Entre-temps, les Gentils qui avaient été enfermés dans les clapiers de Krupp avaient lu les journaux avec intérêt et des lettres affluèrent. Les réponses qu'on leur fit laissaient entendre que Krupp n'était pas en mesure de payer les non-juifs car le règlement avec la Commission lui avait coûté trop cher : en fait moins d'un cinquième de 1% de la fortune de sa famille.

Des membres anglo-saxons victimes de Krupp avaient un bureau au 18, Queen's Gate Terrace à Londres. Deux semaines après le communiqué de Noël, leur comité exécutif écrivit au Hauptverwaltungsgebäude pour exposer leur cas. Sept semaines plus tard ils reçurent leur réponse :

« Nous avons reçu votre lettre du 7 janvier et nous vous informons que l'importance des sommes que nous avons dû employer pour les Juifs fait que nous ne sommes pas en mesure d'effectuer des paiements volontaires. Nous espérons que vous comprendrez. »

Ils comprirent. Ils comprirent l'allusion et transmirent la lettre à Benjamin Ferencz et au général Taylor. Le soir qui précéda sa mort, Hitler avait écrit : « Des siècles passeront mais, des décombres de nos monuments et de nos villes, la haine contre les responsables se tournera toujours vers ceux à qui nous devons tout cela : La Juiverie internationale et ceux qui l'aident. »

Le 20 novembre 1961 eut lieu la célébration du 150e anniversaire de la Firme. A cette occasion, Heinrich Lübke, président de l'Allemagne de l'Ouest devait prononcer un discours : « Dans l'histoire de votre firme se reflètent toujours les sommets et les abîmes, les triomphes et les désastres de tout notre peuple. » Amolli par une semaine de festivités, il ne put monter sur l'estrade et son discours fut lu par un autre. Il y dénonçait ces porcs d'Ausländer qui répandaient des « Falsche Klischees » au sujet de Krupp. Tous les Kruppianer qui étaient employés en 1912, à l'époque du tournoi avorté seraient invités d'honneur. Il en restait plus de 500.

On s'efforçait d'oublier les fantômes d'hier, mais parfois il y avait un incident. A Francfort, un garde de Konzentrationslager condamné à mort pour meurtre s'écria : « Ce sont nous les petits qui payons mais qu'est-ce qu'on fait des Bonzen qui nous ont donné les ordres ? Ils sont là dans leurs châteaux sur la Rühr à devenir plus riches et plus gras tous les jours ! » On enterra l'histoire.

Le juge Daly avait déposé ses dossiers dans une bibliothèque d'ouvrages de droit à Hartford mais ils étaient en anglais. Le haut-commissaire ayant interdit la version allemande, le contenu de la retranscription demeurait ignoré des ressortissants de la Bundesrepublik.

L'automne 1962 vit la naissance d'une amitié entre deux aventuriers qui s'étaient rencontrés à Oxford. Il s'agissait de Winston Churchill II et de Arnold von Bohlen. Ils avaient conçu le projet de réaliser un voyage en avion qui leur ferait parcourir plus de 30 000 kilomètres à travers plus de 40 pays.

Arndt : le dernier des Krupp.

Cependant, Arnold n'était pas le fils d'Alfried, Claus n'était pas l'ainé de Bertha. Le futur Konzernherr était Arndt Friedrich Alfried von Bolhen und Halbach et son cousin était tout ce qu'il n'était pas.

En 1948, il avait appris que son père avait été condamné comme criminel de guerre et que ses biens avaient été saisi, autrement dit qu'il était déshérité. Trois ans plus tard, Alfried était libéré, acclamé comme un héros et sa fortune lui était rendue. Tout cela semblait avoir un rapport avec un homme bizarre qui avait tenté de conquérir le monde et avait échoué avant de se suicider : le modèle de la virilité allemande. De retour à Hügel, il découvrit que l'on continuait à appeler sa mère la Bardame. Il demanda ce qu'était une barmaid, on le lui dit et il se prit de haine pour la Rühr. Le jour du 150e anniversaire de la firme, après avoir jeté un œil froid à son futur Direktorium, il s'amusa à appeler Alfried et Beitz V-1 et V-2 (« Vater-1 » et « Vater-2 »). La plaisanterie fut mal accueillie en Grande-Bretagne. Plus problématique était son dédain total à l'égard du Konzern et du renom de la famille.

C'était un étudiant brillant, parlant six langues. Mais manifestement, il pouvait faire mieux, mais il préférait se prélasser dans sa propriété privée au sud de Rio. Il prétendait y « créer une entreprise agricole modèle », mais on ne voyait en lui qu'un play-boy, « vaniteux comme un paon » comme on disait de lui en Bavière. Ce qu'il aimait c'était créer des modèles de bijoux qui étaient ensuite exécutés par des artisans français et qu'il offrait à sa mère. Son comportement aurait écœuré Alfred qui avait déclaré à ses Kruppianer, en février 1873 : « Le but du travail doit être le bien-être alors le travail est une bénédiction, alors le travail est une prière. »

Le 24 janvier 1967, il fêta son trentième anniversaire en donnant la plus grande réception d'anniversaire qui eut été donnée en Allemagne depuis la guerre. Elle réunit une altesse impériale, des douzaines de princes, d'aristocrates et de millionnaires. Peu après minuit, on chanta...

For he's a jolly good fellow
For he's a jolly good fellow...

Arndt demanda à Fräulein Neff : « Was ist das für ein lidcein ? » Elle demeura sans voix.

On ne fêta pas l'anniversaire de l'héritier à Hügel, pas plus que l'on apprécia la photo qui parut le lendemain le montrant se pavanant avec une croix militaire décernée par quelque gouvernement inconnu. Quatre des oncles d'Arndt avaient porté le Feldgrau de la Wermacht et un cinquième l'uniforme de la Luftwaffe. Trois avaient été tués au combat et un emprisonné durant dix ans. Alfried lui-même s'était vu épingler à deux reprises la Kriegsverdienstkreuze par Hitler. Cependant, ni lui ni ses frères ne portaient jamais leurs médailles.

Der Spiegel prédit que la domination d'Alfried dans la Rühr s'achèverait avec sa mort : « Arndt, son fils unique, qui a depuis longtemps atteint sa maturité a prouvé qu'il n'avait pas l'envie et qu'il était à peine capable de diriger la firme maintenant ou jamais. » D'ailleurs, quand on l'interrogeait sur son avenir, Arndt répondait qu'il comptait « mener une vie sans souci. »

« Si tu regardes dans l'abîme... »

Les soucis, ce serait pour Alfried. En dépit de toute sa fortune, de l'inventaire de toutes ses possessions, il était au bord de l'abîme. Krupp devait près de 700 millions de dollars et était endetté vis-à-vis de 263 banques et compagnies d'assurance.

Revenons maintenant à l'article de l'homme qui aurait pu sauver Krupp : Johannes Schröder. Employé de la firme depuis 1938, il avait été renvoyé sous l'absurde prétexte d'être apparu au Japon en même temps que Alfried et Arndt en 1962. En voici quelques extraits :

« Il (l'unique propriétaire) mélange l'argent et le capital et il est ahuri quand un jour, en dépit des ses éblouissantes réussites, il se retrouve chancelant au bord de la ruine.»

Habilement, Schröder n'avait pas nommé Krupp mais lui avait substitué Will Schlieker, un ancien protégé de Speer, membre de ce que les Schlotbarone appelaient avec mépris « le jardin d'enfants de Speer. »

« Le danger de pareils infarctus financiers est particulièrement grave dans des firmes qui ne publient pas leurs bilans. Elles ne sont pas soumises au contrôle médical (ou en l'occurrence public). On ne peut donc pas les prévenir à temps. »

« Une chose doit être bien claire : la liquidité est chère mais l'absence de liquidité l'est beaucoup plus parce qu'elle détruit l'existence même d'une firme. »

En 1965, les prix de l'acier s'étaient détériorés, la production de charbon était en crise, les ventes étaient en baisse, les frais en hausse. Les Américains vendaient de la coke de qualité inférieure malgré une taxe de 5% à un prix moindre que celui des Allemands dans leur propre pays. De Gaulle avait fermé les marchés d'Europe Occidentale à Alfried et s'était opposé à sa participation au projet du « Concorde ». Les Américains avaient levé le nez face à une vaste campagne publicitaire intitulée : KRUPP : SYMBOLE DU PROGRES INDUSTRIEL.

La ruée vers l'Est.

C'est là que Beitz commit l'erreur fatale. Elle lui semblait brillante : « Pourquoi aller en Indonésie ou en Bolivie quand l'Europe de l'Est est sur le pas de notre porte ? » Schröder aurait pu lui dire pourquoi. Depuis dix ans, Bonn gérait les finances dans les pays sous-développés et en garantissait 80%. Ce n'était pas le cas du Kommunistischen Block avec lequel elle était opposée à tout échange. A mots couverts, Beitz fut accusé de déloyauté.

Celui-ci n'était cependant pas sans appuis. Ancien ministre des Affaires étrangères d'Adenauer et nouveau président du Marché Commun, Hallstein avait établi une doctrine selon laquelle la Bundesrepublik refusait la reconnaissance diplomatique de tous les pays qui avaient reconnu l'Allemagne de l'Est, à l'exception de la Russie en tant que puissance occupante. Maintenant Beitz s'apprêtait à violer cette doctrine avec la bénédiction de certains membres du gouvernement qui voyaient dans les « missions commerciales » de Krupp la possibilité de « permettre des échanges mais aussi des postes diplomatiques à peine voilés. »

D'ailleurs, en 1949, au cours d'une récession de faible ampleur, la Ruhr s'était tournée vers l'Est. Maintenant les affaires étaient de nouveau mauvaise et le remède tout aussi séduisant. Pour Krupp, la seule raison était « la raison économique ».

Au cours de la grande récession de 1966-67, Hermann Josef Abs, le plus grand banquier d'Allemagne, ami intime de Krupp, avait supplié les industriels de diminuer le nombre de leurs employés et de supprimer les dépenses inutiles. Alfried dit non. Ses prairies étaient couvertes de charbon Krupp dont personne ne voulait pour une valeur de 23 millions de dollars. Tout cela aurait pu être évité si Alfried avait respecté les accords de Mehlem. Le correspondant de Fortune fit exactement cette analyse, ajoutant : « Krupp a gardé ses biens et la partie charbon-acier de ses affaires est responsable pour une bonne moitié de ses 12 500 000 dollars de pertes de 1966. »

Khrouchtchev avait promis que la production Soviétique rattraperait et dépasserait la production Américaine. L'offre de Krupp semblait venir à point nommé. Krupp fut rayé de la liste des criminels de guerre et toutes les critiques le concernant cessèrent. Malheureusement, le chef de l'État russe était jugé comme un excentrique et ses compatriotes ne se montraient pas particulièrement optimiste envers Krupp.

A partir de 1960, les « hommes nouveaux » de Bonn établirent discrètement des liens politiques avec les Polonais, les Roumains et les Russes. Krupp se lança dans la construction d'une aciérie de 150 millions de dollars pour Mao. Comme Pékin envoyait des chars et de l'artillerie au Nord Viêt-nam, le secrétaire d'état américain Dean Rusk demanda aux Allemands à « y aller doucement ». Son appel ne fut pas entendu.

Désormais la Bundesrepublik sous la direction de Krupp faisait la moitié des affaires du Marché commun avec l'Est. On disait de Beitz : « Grâce à ses efforts, les exportations de Krupp dans les pays du bloc de l'Est sont passées de 5 à 23% ». Le problème, c'est que Beitz tirait la couverture à lui en faisant des prix de soldes : il donnait aux communistes jusqu'à quinze ans pour payer à un intérêt de 4,5% seulement.

La chute.

Puis en mars 1967, vint la chute. La plus grand firme d'Allemagne avait des ennuis financiers. Capital écrivit sous le titre « Das war Krupp » : « … Le 31 décembre 1968, Krupp cessera d'exister. L'entreprise privée et appartenant à un seul homme sera ce jour-là transformée en fondation. Le dernier mot appartiendra non pas à un conseil de directeurs, mais à un conseil d'administration. »

La « chatoyante bulle de savon Krupp » avait éclaté. Tout s'écroula comme un château de cartes. Toutes les traites arrivèrent à échéance en même temps et le chancelier Kurt Kiesinger et Karl Schiller héritèrent d'un monceau de dettes. L'économie de la Bundesrepublik atteint son niveau le plus bas depuis la fin de la guerre.

Kiesinger proposa la création d'un impôt sur les bénéfices excédentaires de l'industrie, d'une surtaxe s'appliquant à tous et la mise en chantier de travaux publics. Ces suggestions glacèrent le sang de ceux qui se rappelaient les remèdes de Heinrich Brüning contre la Grande Crise. Il n'était parvenu qu'à se faire appeler « Hungerkanzler » et on avait vu croitre rapidement les partis politiques extrémistes qui obtinrent d'ailleurs des résultats impressionnants pour la première fois en 1966.

La guigne poursuivait Alfried. Il n'était même plus le plus grand fabriquant d'acier d'Europe : Phoenix-Rheinrohr et August Thyssen-Hütte avaient fusionné et l'avaient dépassé. Chaque camion et chaque locomotive qui sortait de sa chaîne de montage représentait une perte pour lui. Rheinhausen perdait 4 millions de marks par an, Flugzeugbau et Flugtechnik étaient des poids morts. Pour trouver de nouveau clients communistes, Beitz baissait ses prix de 20 et de 40%. La seule base de la société était la fortune personnelle d'Alfried. 40% de la production de charbon ne trouvait pas d'acheteurs. Alfried licencia 8 800 mineurs tournant le dos à regret au paternalisme institué par Friedrich Krupp en 1813. Beitz réduisit son salaire annuel d'un quart de million de dollars de 5% et demanda à 55 000 autres Kruppianer de suivre son exemple. Krupp ferma quatre mines de charbon d'Essen, le chantier naval de Bremerhaven et le puit de Dortmund de l'usine Krupp-Dolberg.

Beitz soumit des plans en vue de transformer le Konzern en une Kapitalgesellschaft. Le Konzernherr les repoussa. Puis vint le coup de grâce.

La Constitution de la Bundesrepublik avait créé une Cour suprême fiscale qui siégeait à Munich. Son pouvoir était absolu, ses décisions sans appel et le 17 novembre 1966, elle ouvrit le feu sur Krupp. La décision du tribunal, effective le 1er janvier, déclarait que si les filiales des sociétés continuaient à demeurer exemptes d'impôts sur les transaction en cours en Allemagne de l'Ouest, cette exemption ne s'appliquait plus à des sociétés appartenant à des particuliers. Pour Alfried, ce jugement signifiait un impôt annuel de 15 millions de dollars. Pire, l'exemption à la loi du Code Civil de Prusse de 1794 qui stipulait qu'un propriétaire pouvait établir « une ligne de succession de telle manière que la partie industrielle de ses biens ne soit pas divisée mais aille à un seul successeur chaque fois que la succession changeait de mains » avait disparu.

Mais Krupp était encore « Too big to fail ». Alfried restait milliardaire et pouvait redresser la situation, dépendamment d'un brusque revirement économique. Directement ou indirectement près d'un demi-million de personnes – soit en gros, l'équivalent du nombre de chômeurs dans la Bundesrepublik – dépendaient de sa prospérité. Plus de 250 banques étaient engagées dans l'affaire dont 54 étaient membres du Ausfuhrkredit de la Bundesrepublik à qui Alfried devait 90 millions de dollars. Cette commission surveillait de près ce qui se passait dans la Ruhr depuis le début de la crise. Puis Beitz fit tomber la goutte qui fit déborder le vase en réclamant 25 millions de dollars de plus. Le 27 janvier, certains membres de la commission réclamèrent le droit de jeter un œil sur les livres. « Rien à faire », répondit Krupp.

La commission informa les banques de la Maison que désormais elles endosseraient seules tous les nouveaux risques. Elles refusèrent.

Ne restait que l'option politique et elle était d'autant plus dure à avaler que Krupp aurait affaire au Professor Doktor Karl Schiller, ministre de l'économie qui avait le double tort d'avoir tourné le dos au Führer et d'être social-démocrate. Alfried ne chercha pas à le rencontrer. Il attendit patiemment que celui-ci vienne à lui. Schiller téléphona donc à Essen et prit sa voiture le 21 février pour se rendre au Hauptverwaltungsgebäude. Krupp se fit expliquer les yeux baissés que s'il voulait l'aide de la Bundesrepublik il devait être introduit en bourse.

Ensuite Alfried disparut. Le 4 mars, Beitz s'efforça de s'assurer une place à la table de négociations. Il n'y arriva qu'à la force de ses muscles. Un agent de change fit remarquer : « Depuis 14 ans, cet étranger, ce fils d'un fonctionnaire de Poméranie a collectionné les ennemis comme d'autres collectionnent les timbres-postes.»

Au terme des négociations, on décida que la Firma allait recevoir 150 millions de dollars au plus fort d'une crise nationale qui poussait tous les jours à la faillite d'anciens Schlotbarone bien établis.

Krupp rédigea une déclaration d'intention. Comme d'habitude, il s'était trouvé des boucs-émissaires : les juges des impôts. Arndt déclara avoir fait lui-même quelque chose de constructif en renonçant à la direction de la firme. Il omettait juste d'ajouter qu'il toucherait un million de marks jusqu'à la mort de son père, puis deux millions jusqu'à sa propre mort.

Krupp devrait nommer un comité de surveillance avant le 15 avril. Le 31 janvier 1968, le contrôle de la firme par la famille prendrait fin et des actionnaires seraient admis peu à peu. Mais Krupp n'aurait pu être sauvé sans la garantie des fonds fiscaux, bouée de sauvetage qui avait été refusée à tous les autres industriels qui se noyaient. Le titre néanmoins n'avait plus de sens.

On supposait que Beitz deviendrait le directeur général de la nouvelle société. Le conseil l'écarta et nomma à sa place Günter Vogelsang, ex-Kruppianer et fils d'un Schlotbarone de Krefeld.

Puis, le dimanche 30 juillet 1967 à 10 heures du soir, Alfried mourut. Sa mort demeure mystérieuse. Les communiqués contradictoires se succédèrent jusqu'à ce qu'on se mette d'accord pour accepter l'explication d'un cancer des bronches. Les hommages vinrent de tout le pays, à commencer par le président Heinrich Lübke mais aussi de chefs syndicaux et de syndicalistes.  Pour les très jeunes travailleurs, une place était une place. Leurs ainés étaient inconsolables.

L'enterrement eut lieu le jeudi. Cinq cents personnalités officielles furent admises à l'intérieur du château. Dix mineurs sortirent le cercueil sous la pluie tandis que – sur un signal lancé dans tout le Ruhrgebiet et au-delà – 125 000 Kruppianer déposaient leurs outils et demeuraient immobiles et droits près de leurs tours, leurs ponts roulants, leurs hauts fourneaux et leurs docks de lancement. Le 16 octobre, la seconde femme d'Alfried mourut au Mont Sinaï Hospital à Los Angeles.

Le 29 novembre 1967, le Hauptverwaltungsgebäude annonça la création d'une Fondation Alfried Krupp von Bohlen und Halbach. La société par actions fut formée le 12 janvier 1968. La liste de 100 grandes sociétés laissée par Alfried occupait neuf pages dactylographiées ; ses participations dans d'autres sociétés dix autres pages et les usines qui lui appartenaient occupaient 23 000 hectares du sol du Reich.

Les nouveaux administrateurs avaient compté que la nouvelle société prendrait rang auprès de Thyssen-Stiftung et Volkswagenwerk-Stiftung, deux fondations qui apportaient à elles seules 40 millions de dollars par an au peuple allemand. Ces espoirs furent anéantis. Fried. Krupp GmbH était dans un tel état qu'elle ne serait pas en mesure de payer ses impôts avant quatre ans au moins. De plus, d'après le Förder-Rentenvertrag rédigé par Alfried quinze jours avant sa mort, son fils avait le droit de prendre ses cinq cent mille dollars par an avant que le Aufsichtsrat ne puisse faire face à quelque autre obligation. Le document était inattaquable. Selon un journaliste de Hambourg, des masses de Kruppianer continuaient à travailler pour que « le plus célèbre play-boy de la Ruhr puisse dépenser deux millions de marks par an pour « son pain et ses jeux ». L'ironie ne s'arrêtait pas là. Pour avoir renoncé à sa part d'héritage, on avait donné à Arndt une prime stupéfiante. Or, la source de ces droits était la « Lex Krupp » publiée sous forme de décret spécial près d'un quart de siècle plus tôt et considéré comme toujours valide. L'auteur de ce décret, le véritable protecteur d'Arndt, était Adolf Hitler, Fuhrer du IIIe Reich.

In Memoriam

Avant la guerre le ghetto de Essen comptait 5 500 Juifs. A l'époque de la parution de cet ouvrage, ils n'étaient plus que 250 et les anciens conseillaient aux nouveaux arrivants « d'aller dans un autre pays, dans n'importe quel autre pays. » L'auteur de ces propos, Herr Neugarten, ajouta : « C'est comme ça. D'ici à vingt ou trente ans, le plan de Hitler d'une Allemagne nettoyée de tous les Juifs aura quand même été réalisé. »

On estime toutefois aujourd'hui que le nombre de Juifs en Allemagne pourrait varier entre 150 000 et 200 000 personnes sur une population de près de 83 millions d'Allemands.

La vie des anciens Sklavenarbeiter se révélait tragiquement courte. A cinquante ans, ils se voyaient affligés de maladies ne touchant d'autres hommes que vingt ans plus tard et souffraient tous d'insomnie. A New York Benjamin Ferencz avait été obligé d'ouvrir un bureau spécial pour recevoir les anciens esclaves d'Alfried. « Ils éclatent en larmes, ils sanglotent... »

Benjamin Ferencz s'est vu récompensé du prix Erasme en 2007 pour sa contribution à la culture, la société, la science sociale européenne. Le 3 mai 2011, deux jours après la mort de Ossama Ben Laden, il publia une lettre dans le New York Times argumentant que « l'exécution illégale et injustifiée – même de suspects de meurtres de masse – affaiblit la démocratie. » En 2013, il affirma encore que « l'usage de forces armées afin d'obtenir un but politique devrait être condamné en tant que crime national et international. »

John J. McCloy participa à la Commission Warren sur le meurtre du Président Kennedy. Il qualifia la propagation de théories conspirationnistes « d'imbécilités ». De 1963 à 1968, il fut président honoraire de l'Institut Atlantique. Il reçut la médaille de l'association du barreau de New York et en 1963 un diplôme honoraire de Docteur en Loi de l'Université de Wilmington. Il est décédé le 11 mars 1989. Il s'est toujours opposé à la publication d'une traduction allemande du procès de Nuremberg.

Karl Otto Saur fonda une société de conseil en ingénierie en 1949 et une petite maison de publication. Cette dernière ne devint économiquement viable qu'à partir des années 60 sous la direction de son fils Klaus Gerhard. Il est décédé le 28 juillet 1966 à Pullach.

Irmgard est décédée le 22 novembre 1998 à l'age de 86 ans, la même année que la première épouse d''Alfried, Annelise.

Berthold est décédé à la villa Hügel en 1987.

Waldtrau est décédée le 27 mai 2005.

Arthur Travers Harris est décédé le 5 avril 1984. Jusqu'à la fin de sa vie, il défendit l'utilité du bombardement de Dresde.

Le cardinal Joseph Frings fut nommé en 1948 par Pie XII haut protecteur des réfugiés. Il participa comme évêque au deuxième concile du Vatican et fut membre du Praesidium. En 1952, il reçut la grand-croix de l'ordre du mérite de la République Fédérale d'Allemagne. La ville de Cologne lui décerna la citoyenneté d'honneur en 1967. Il mourut le 17 décembre 1978.

Gerhardt Marquardt a été déclaré « juste entre les nations » pour avoir caché deux femmes pendant quatre semaines jusqu'à l'arrivée des Américains le 11 avril 1945. Il est décédé en 1985.

Rolf Hochhuth est l'auteur de divers ouvrages et pièces controversés, dont « Le Vicaire » (1963) dans laquelle il dénonce l'attitude du Pape Pie XII face au nazisme et à la Shoah. Il a également suscité la controverse pour avoir défendu le négationniste David Irving.

Renée Koenigsberg travailla pour l'armée Britannique après la guerre à Francfort où elle rencontra son futur mari, Ralph Hammond. Le couple s'est installé à New-York en 1948 avant de prendre sa retraite en Floride. Renée à cinq enfants, six petits-enfants et dix arrière-petits-enfants.

Robert H. Jackson retourna aux USA où il reprit sa carrière de juge jusqu'à ce qu'il fut frappé d'une attaque cardiaque le 30 mars 1954. Il décéda le 9 octobre.

Ewald Löser est décédé en 1986 à l'age de 82 ans.

Berthold Beitz fut membre du Comité International Olympique de 1972 à 1988. En 2000, il reçut le prix Leo-Baeck, le plus grand honneur décerné par la Conseil Central des Juifs d'Allemagne. Il est décédé en juillet 2013 à l'age de 99 ans. Ronald Lauder, président du Congrès Juif Mondial la qualifié de « l'un des plus grands Allemands du siècle passé. »

En renonçant à son héritage, Arndt von Bohlen und Halbach renonça également à porter le nom de Krupp. Bien que notoirement homosexuel, il épousa la Comtesse Henrietta Larisch von Möennich. Le couple n'eut pas d'enfants. Il mourut couvert de dettes à l'âge de 48 ans dans son château de Salzburg d'un cancer de la mâchoire, 399 ans après l'arrivée de son homonyme à Essen en 1587.





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