Dans la seconde partie des années 90, j'en vins par hasard à regarder sur la chaine TV France 3, un film d'espionnage français dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Il est possible que j'ai entendu parler à l'époque de son réalisateur, Eric Rochant, qui s'était fait connaître en 1989 avec son premier long-métrage : « Un monde sans pitié », mettant en vedette Hyppolite Girardot dans lequel toute une génération, dit-on, devait se reconnaître. Le film remporta le César du meilleur premier film et l'acteur Yvan Attal (aujourd'hui compagnon de Charlotte Gainsbourg), celui du meilleur espoir masculin. Éric Rochant fut salué comme « le nouveau Godard », « le nouveau Carax ».
Mais revenons au film.
D'abord, le choc.
A l'écran, flotte majestueusement un drapeau sur la très belle musique de Gérard Torikian, tandis que défilent les principaux éléments du générique : titre, nom du metteur-en-scène, noms des principaux acteurs.
Le film, tourné en 1993, est sorti l'année suivante. Or, le drapeau qui apparaît là, sous nos yeux, a la capacité de provoquer le même genre d'électrochoc que le drapeau des USA ou le drapeau nazi. Ce drapeau, c'est celui de l'état hébreu.
L'histoire de celui-ci est récente. Créé en 1947, il accueille massivement les survivants de la Shoah, l'un des plus grands drames humains de l'histoire. L'année où le film est tourné surviennent les accords d'Oslo. Entre-temps, donc sur une période de moins d'un demi-siècle, Israël a traversé quatre guerres avec ses voisins arabes, toutes victorieuses. En 1982 survient également l'invasion du Liban par ce pays. Le Liban est en pleine crise depuis 1975 avec le conflit qui oppose les maronites au parti de l'OLP. L'engagement d'Israël va plonger le pays dans la deuxième phase du conflit, provoquant une terrible guerre civile et l'intervention de la Syrie. Puis c'est la première « Intifada » en décembre 1987.
Et bien sûr, bien d'autres drames sont survenus depuis, faisant des milliers de victimes, la plupart innocentes. Autant dire que l'on peut se demander ce qui a pris à Éric Rochant et son producteur Alain Rocca de se lancer dans un projet aussi sulfureux.
La réponse est pourtant simple. Naïvement peut-être, Éric Rochant, après l'échec de son deuxième film : « Aux yeux du monde », mettant en vedette Yvan Attal, ambitionne de tourner un film français d'espionnage « à l'américaine ». Sa première pensée est d'adapter « la trilogie de Smiley » de John le Carré qui met en scène l'agent secret britannique George Smiley dans une série de romans : « La Taupe » (1974), « Comme un collégien » (1977) et « Les gens de Smiley » (1979). Mais il sent qu'il est à la fois trop tôt et trop tard pour tourner « le » film sur la guerre froide qui marquera le public.
Pendant un an, il va donc se lancer dans un travail de recherche sur l'espionnage. Il se pose alors la question : « Où dans le monde l'espionnage a-t-il encore un sens ? » La réponse l'appelle à s'intéresser au proche-Orient, à Israël et au Mossad.
Le Mossad (ou « המוסד למודיעין ולתפקידים מיוחדים - Ha-Mosad le-Modi'in u-le-Tafkidim Meyuhadim » - « Institut pour les renseignements et les affaires spéciales) est une création de David Ben Gourion sur une proposition de Reuven Shiloah, le 13 décembre 1949. Sa mission : fournir les renseignements nécessaires à la survie de l'état hébreu, identifier les véritables dangers, repérer les ennemis, les infrastructures afin de les neutraliser. Sa devise actuelle est : « En l'absence de directives, le peuple tombe ; le salut réside dans un grand nombre de conseillers. »
Parmi ses nombreux succès on retrouve :
En 1960 : l'enlèvement de Adolf Eichmann à Buenos Aires.
En 1964 : l'infiltration de l'agent Elie Cohen dans les plus hautes sphères de l'état syrien (il devient l'ami intime du ministre de la défense). Identifié, il sera pendu le 18 mai 1965. Son travail permettra la destruction de toutes les infrastructures hydrauliques construites par les Syriens sur le plateau du Golan ainsi que l'écrasement de l'armée syrienne en 24 heures en 1967.
En 1969 : l'affaire des « vedettes de Cherbourg », vol de sept vedettes mises sous embargo par le général de Gaulle.
En 1975, la France vend à l'Irak (qui n'a jamais signé l'armistice de 1949 avec Israël) un réacteur nucléaire. Le Mossad procède à l'infiltration d'agents dans des groupes nucléaires dans le sud de la France ainsi que dans les milieux militaires irakiens. Le 7 juin 1981, l'aviation israélienne procède à la destruction du réacteur d'Ozirak.
En 1984, Jonathan Pollard, un membre du « Naval Intelligence Command », commença à transmettre des informations au « Lakam ». Il fut arrêté l'année suivante et condamné à la prison à vie en 1987. Il fut relâché le 20 novembre 2015. Son arrestation entraîna la présentation d'excuses de la part de l'état hébreu en 1986.
Ses agents ne sont recrutés que sur place. Ils ne peuvent avoir de famille à l'étranger (ce qui rend le recrutement d'Ariel Brenner peu vraisemblable). Leur cursus militaire est très important mais pas prédominant. Ils doivent présenter d'importantes qualités physiques, intellectuelles, logistiques. Leur niveau de patriotisme ne peut être remis en cause. Les agents signent un contrat sur un certain nombre de domaines sur un certain laps de temps. A l'achèvement de leur contrat, ils peuvent quitter l'organisation ou refuser de nouvelles missions.
Le mode de recrutement tel que présenté dans le film est romancé mais crédible.
L'identité du chef du Mossad demeurera secrète jusqu'en 1990. La hiérarchie est extrêmement respectée avec possibilité pour chaque individu de penser sa mission de manière relativement autonome. L'opération « Vengeance d'Ephraïm », l'élimination des auteurs des attentats de Munich en 1972 par Golda Meir en est l'illustration.
L'unité 238 n'existe pas mais est vraisemblable dans son concept. En fait elle se base sur le Lakam (en hébreu לק״מ), acronyme de ha-Lichka le-Kichreï Mada (en hébr. הלשכה לקשרי מדע, litt. Office des relations scientifiques). Ce service était chargé de collecter à l'étranger des informations scientifiques et techniques pour les besoins du programme nucléaire israélien. Il fut dissout en 1986 suite à l'affaire Jonathan Pollard. Il est toutefois invraisemblable que – comme montré dans le film – l'unité 238 échappe à l'autorité du Mossad.
Les services de renseignement israéliens sont alors au centre de deux « affaires » particulièrement sulfureuse : la destruction du réacteur nucléaire expérimental d'Ozirak en 1981 et « l'affaire Pollard » en 1985.
Le but recherché sera de réaliser une peinture réaliste et non spectaculaire des services de renseignements, à l'aide d'une mise-en-scène à la fois ambitieuse et spectaculaire, un cinéma mariant action et politique, à la fois exigeant et populaire.
Le résultat se concrétisera sous la forme d'un scénario de 160 pages, comprenant plus de cinquante personnages et se déroulant en Israël, en France et aux États-Unis. Éric Rochant est fortement influencé par le cinéma américain des années 70, celui de Lumet, de Pollack, de Peckinpah, de Chatzberg, de films comme « Fat City », « Panique à Needle Park », « Serpico », « Les 3 jours du Condor ».
En sous-titre du film : « La manipulation est notre métier. »
Un avertissement apparaît à l'écran : « Le contenu de ce film est purement fictif et ne dépeint aucun personnage ou événement réel. »
Après le générique, la caméra recule et nous laisse découvrir une rue paisible, la nuit. Nous sommes à Tel-Aviv, en 1983. Un véhicule capote et s'arrête. Le conducteur tente de redémarrer, sans succès. Deux jeunes hommes descendent alors et commencent à pousser celui-ci. Un homme surgit et leur intime l'ordre de dégager. Ils sont devant la demeure d'un ministre. Arrive un véhicule de police. Les agents interrogent les deux jeunes, l'un se met au volant et démarre la voiture aussitôt.
Suit une nuit de cauchemar pour les deux hommes. Ils sont embarqués, malmenés par des policiers ivres et rigolards et finalement emmenés dans un coin désert où ils subissent un violent interrogatoire. L'un des jeunes craque et révèle qu'ils participaient à un test de recrutement du Mossad. Le second – Yvan Attal – nie. Les deux hommes sont relâchés au petit matin à moitié nus et rejoignent penauds le siège... du Mossad. Tandis que Yvan Attal se dirige vers l'infirmerie, son compagnon est interpellé. Dans la cour, un homme en uniforme de la police lave son véhicule.
Ce jeune homme, qui vient de réussir son premier test, c'est Ariel Brenner. Le film racontera son histoire en visualisant le journal qu'il écrit au profit de sa sœur Laurence qu'il n'a pas vue depuis des années.
Dans le scénario original, ainsi que dans certaines scènes coupées au montage, on peut découvrir l'enfance d'Ariel. Plusieurs scènes ainsi supprimées montrent la façon dont s'est construit cet homme, en particulier au travers de ses rapports avec sa sœur et son oncle Bernard, frère de sa mère.
Dans une scène non tournée, en 1966, Ariel observe par la fenêtre de la salle de bain, dans le noir, une petite fille se déshabillant dans l'immeuble d'en face, ce qui révèle donc chez lui un côté voyeur. Entre sa sœur (de sept ans son ainée), Ariel se cache, mais celle-ci est parfaitement consciente de sa présence et lui propose de la regarder prendre son bain. On a là la démonstration d'un côté trouble dans leur relation. A la fin du film, Laurence retrouvant son frère lui demande (dans un passage coupé du scénario) : « Toujours amoureux de moi ? ». De fait, seul deux femmes sembleront compter dans la vie d'Ariel. Laurence est donc la première.
La scène non tournée de la salle de bain a également son importance dans le fait que Ariel est ici la victime d'une première « manipulation » lorsque Laurence lui fait croire que toute la famille s'en va dès ce soir avec l'oncle Bernard pour Israël, au grand enthousiasme d'Ariel.
De nombreuses scènes coupées ou non tournées sont comme celle-ci. On peut constater dans les bonus du DVD à quel point Éric Rochant et sa monteuse Pascale Fenouillet les regrettent. Dans celle-ci en particulier, on peut constater l'ascendant de Laurence sur son petit frère. D'autres forment des ponts qui soutiennent le personnage et renforcent le coté mythique de son départ.
On y retrouve également physiquement un personnage qui n'est que vaguement évoqué dans le film, lorsque Ariel, dans un bureau du Mossad, entre un nom dans son ordinateur : Bernard Groner. Rien ne sort. Surgit alors celui qui s'avèrera son supérieur hiérarchique – Yossi, le chef de « l'unité 238 ». Celui-ci lui lance : « L'ordinateur ne sait pas tout. » Plus tard, dans le film, à une question posée à Ariel par un autre protagoniste au sujet de Yad Vashem, le mémorial israélien construit en hommage aux victimes juives de la Shoah, celui-ci répond que le nom d'un de ses oncles s'y trouve.
Bien sûr, il faut faire ici la différence entre le film en tant que tel (d'où l'oncle est absent) et le scénario original (dans lequel il est présent). Mais sachant qu'Ariel a pris la peine de faire des recherches, même éphémères, sur l'oncle en question dans les bureaux de l'Unité 238, il ne peut qu'être dans le mensonge, voire même dans une forme de mythomanie par rapport à son interlocuteur, lequel, on le verra plus tard, est d'ailleurs lui-même un dangereux mythomane.
D'ailleurs, dans une séquence précédente, lors d'un entretien entre deux agents du Mossad – Yuri et Haydon – le second explique au premier : « Tu sais que ça aide de jouer des sentiments qu'on éprouve vraiment. »
Qui est donc Bernard Groner alors ? Il apparaît dans deux séquences coupées au montage placées dans le contexte de la « guerre des six jours » en 1967. Dans la première, il demande à un petit Ariel déguisé en cow-boy s'il a bien reçu ses cartes et lui explique que l'on se rend toujours en Israël par bateau, puis cette image tranquille dans laquelle l'adulte se met au niveau de l'enfant dérape totalement : le gentil oncle Bernard sort une arme – un Beretta .22, l'arme qui sera identifiée plus tard, toujours dans une scène supprimée comme étant l'arme de prédilection des agents du Mossad – et pointe celle-ci sur la tête de l'enfant dans un geste que l'on n'imagine seul capable un candidat pour l'asile. « Ça, ça sert à défendre Israël. Avec ça, plus personne ne pourra jamais nous faire de mal. »
La deuxième séquence montre la famille à table, tandis qu'à la TV les chars israéliens s'élancent dans la poussière du désert. L'oncle dresse au bénéfice de son neveu un portrait manichéen d'Israël, en dessinant une carte sur laquelle ce pays apparaît tout petit, encerclé par d'immenses territoires ennemis, d'où le choix du symbole présent sur le drapeau : l'étoile (ou bouclier) de David, en rappelant au passage l'histoire du combat de David et de Goliath.
Cette séquence nous permet d'en apprendre également un peu plus sur un autre personnage quasi absent du résultat final (il n'apparait que dans une scène), celui du père : Albert, militant communiste et anti-sioniste. Celui-ci s'offusque de la démonstration de son beau-frère. Le discours qu'il tient à ce moment et les gestes qu'il commet renvoient à deux autres scènes du film, l'une non tournée, l'autre conservée.
Albert lance à Bernard : « Tu ne me remplaceras pas, hein ! Fais tes propres gosses, bon sang ! Trouve une femme et fais des gosses, à moins que ta sœur t'intéresse ? » On retrouve là, le soupçon de l'inceste frère/sœur déjà évoqué dans la scène (non tournée) de la salle de bain.
Le père jette alors du sel sur la carte que son beau-frère a dessiné, contredisant son discours sur l'importance de la terre. Il n'y a pas de terre, rien que du sable. « Là, tout ça là, c'est du désert. C'est grand mais il n'y a rien. Du sable, du sable et encore du sable ! » Ariel adoptera le point de vue de son oncle mais se verra démenti plus tard de la façon la plus inattendue.
L'avant-dernière référence à « Tonton Bernard » (précédant la recherche de son nom par Ariel dans l'ordinateur du Mossad) apparaît plus tard dans le scénario. On y apprend dans un premier temps son hospitalisation en Israël, puis sa mort. Alors, véritable agent du Mossad, Tonton Bernard ? Ou mythomane qui aurait très bien pu finir ses jours dans un asile de fous ? Un indice ultérieur nous laissera entendre la vérité.
Une autre séquence non tournée revêt également une certaine importance. On est un an plus tard, en 1968, et Ariel s'introduit une nuit dans la chambre de sa sœur. Celle-ci est occupée à la rédaction de son journal intime. Ariel lui demande ce qu'elle écrit et, comme on peut s'y attendre, elle s'y refuse. Ariel lui demande alors à quoi ça sert d'écrire quelque chose que personne d'autre ne lira jamais et sa réponse est : « Eh bien tu vois, il y a des choses qu'on ne peut pas dire à personne mais qu'on a quand même envie de dire. Alors on les écrit, tu comprends ? »
Rappelons ici que le film est finalement un long flash-back illustrant les propos que Ariel rédige dans un journal destiné à sa sœur qu'il entame ainsi : « Comme tous les pays, Israël a une face cachée, il est temps de te dire en quoi je suis concerné. »
Ariel, devenu jeune homme, annonce à sa famille, le jour de ses dix-huit ans qu'il abandonne ses études et fait son « Alyah ». C'est la seule scène conservée où apparaissent ses parents. Nous sommes en 1978. Sa sœur lui offre en cadeau un briquet Zippo gravé à ses initiales.
Suit une séquence au cours de laquelle une classe de candidats assiste à son premier « cours ». Leur instructeur, Pinkhas, les prévient d'emblée : « Dès maintenant, oubliez le mot « Mossad ». Ne l'employez jamais, il n'existe pas. Si on vous pose des questions, répondez. C'est la règle fondamentale. Le silence est toujours suspect. Répondez, mais mentez. »
Et avant de quitter la pièce, il lance cette réplique glaçante : « Au fait, l'histoire qui circule sur mon compte. Comme quoi j'ai arraché les couilles d'un type lors d'un interrogatoire. Eh bien cette histoire est fausse. Au revoir. »
Les séquences suivantes nous montrent Ariel passant par différentes étapes de la sélection. L'une de ces étapes nous le montre passant un test d'interrogatoire. C'est une séquence à la fois humoristique et déroutante. Ariel – comme tous ses condisciples – a reçu pour instruction de mentir. Il suit donc à la lettre cette instruction de base, au grand courroux – réel ou feint ? - de son instructeur. A t-il réussi cette étape de son instruction ou a t-il échoué ? Nous ne le saurons jamais.
Quoi qu'il en soit, son entrainement se poursuit. Le voilà emmené dans un hôtel de luxe. Sa mission ? Se faire d'un inconnu un ami. Obtenir de sa part son nom, son adresse, sa profession, le plus de détails possible sur sa vie, plus un rendez-vous. Et en faire un rapport. Il a un quart d'heure.
Ariel s'approche donc de l'homme, s'assied auprès de lui et engage la conversation. Celle-ci tourne court aussitôt : « Tu vas dire à tes copains du Mossad de me ficher la paix. »
Ariel s'en va, faisant celui qui n'a rien compris. L'homme le rejoint peu après. Il se nomme Oron. Il lui explique que ses instructeurs s'appellent Barak et Pinkhas... et il lui donne une nouvelle mission. On est là en pleine « maskirovka », un terme russe qui signifie « camouflage » et qui représente l'art de la dissimulation militaire. Le Mossad a perdu une recrue, « l'unité 238 » dite « Unité atomique » en a gagné une.
L'unité 238 n'a jamais existé, mais elle s'inspire du « Lakam », « service spécialisé dans le renseignement scientifique dont l'existence fut longtemps tenue secrète au sein même d'Israël, et qui fut officiellement supprimé en 1986 à la suite de l'affaire Pollard. » (Wikipedia). Nous y reviendrons.
Nous voilà en 1986. La mère d'Ariel est décédée deux ans plus tôt sans qu'il l'ait jamais revue. C'est alors qu'il fait la connaissance de Yossi – figure emblématique et légendaire du Mossad. L'homme derrière l'équipe de Munich – l'opération « Colère de Dieu » ou « Baïonnette » - ordonnée par Golda Meir suite au massacre d'athlètes israéliens à Munich durant les Jeux Olympiques de 1972, et l'opération « Moïse » en 1984 qui vit le rapatriement de plus de 4 000 « Falashas » (ou Juifs éthiopiens) vers Israël.
« On me prête beaucoup d'exploits » se contente t-il de répondre avant d'inviter Ariel à souper.
Au cours de celui-ci, il tient à Ariel un discours stupéfiant, comme s'il tentait de l'éprouver dans sa « foi ».
L'unité 238 ? « Le plus beau ramassis de brutes que ce pays ait jamais compté. Leur devise : « Tout pour éviter la paix »
« Dieu a voulu vérifier la force de l'âme humaine. Il a dit aux Juifs : « C'est vous que je vais juger. Vous allez souffrir et je vais voir si vous allez rester humains. » Et en fait, c'est lui-même qu'il juge. Il veut vérifier si sa création n'est pas une erreur. L'enjeu est énorme pour lui. Il a peur, peur de s'être trompé, peur de sa propre faillite à travers celle de notre peuple. »
Ariel lui répond qu'il est athée. Lui, il se bat pour se défendre et pour défendre sa terre.
Yossi : « La terre ce n'est rien, c'est du sable. »
Ariel : « Je me demande ce que vous faite à l'Institut... »
Yossi : « Je te souhaite de ne jamais te le demander pour toi-même. »
Yossi entame également un petit jeu qui se poursuivra à chacune des rencontres entre les deux hommes : « Je parle un peu le français » lui dit-il avant de lui révéler le nouveau mot qu'il a appris. Pour cette première rencontre, ce sera « anticonstitutionnellement ». En d'autres termes : « contrairement à la constitution, qui s'oppose à la constitution. »
Pour le rôle de Yossi, le choix d'Éric Rochant se porta vers un célèbre acteur et chanteur israélien : Yossi Banai. A l'époque, celui-ci était surtout connu pour ses rôles de théâtre et ses performances comiques en solo. Il n'avait tourné que dans une poignée de film et n'accepta le rôle qu'après une réunion de famille qui se solda par un vote positif. « Les Patriotes » fut son dernier film.
Ariel devient officier supérieur du Mossad. Dans son journal, il écrit : « En Israël, personne ne nous connait et tout le monde nous admire. On nous appelle « les Princes ».
Nous sommes en octobre 1988 et Ariel va diriger sa première opération. Elle se fera à Paris. La cible : un ingénieur atomiste chargé de la construction d'un réacteur pour une nation arabe hostile. Il s'agit d'obtenir les plans de la centrale. La France est un pays ami et il s'agit donc d'agir en douceur. « Cet homme ne devait jamais savoir qui nous étions. On appelle cela de la manipulation et la manipulation est la politique. »
L'individu, Rémy Prieur (interprété par Jean-François Stévenin, retenu pour son jeu « à l'américaine »), est placé sur écoute et approché par un membre de l'équipe : Bill Haydon (Bernard Le Coq, choisi pour son jeu naturel).
Dans cette équipe, tout le monde a plus d'expérience qu'Ariel. En principe, cela n'a pas d'importance car il n'y a pas de hiérarchie. Tout le monde a le même grade. Dans une scène coupée, toutefois, un homme – Toby - chargé de la sécurité de l'équipe, s'adresse tout d'abord au « gros », Yuri, croyant que c'est lui le chef, avant de réaliser avec consternation son erreur. Cette scène fut coupée par Rochant car jugée « complètement ratée ».
Plus tard, Yuri s'amuse à provoquer Ariel, le traitant très posément de « faible » : « Tu vois, t'es un trou-du-cul et on a besoin de trous-du-cul comme toi dans le service en ce moment. Y'a que des têtes brulées ici. Des types comme moi qui ont connu les prisons égyptiennes. »
Il faut se représenter la scène ici : Ariel, Yuri, Rachel (qui écoute ce qu'il se passe dans l'appartement de Prieur). Yuri est interprété par Maurice Bénichou (oui, oui, le gentil monsieur Bretodeau auquel Amélie Poulain restitue sa boite de jouets dans « Le fabuleux destin... »). Rachel (Emmanuelle Devos) observe la confrontation entre les deux hommes qui sont censés trouver une solution pour éloigner un moment madame Prieur.
Ariel ne répond pas, regardant fixement son interlocuteur qui le démolit consciencieusement. Son trouble – si trouble il y a – n'est représenté que par des clignements d'yeux sporadiques. Puis il annonce froidement, parlant de la mère de madame Prieur : « il faudrait lui casser une jambe. Non les deux jambes ».
Afin d'hameçonner Prieur, la stratégie choisie est de le confronter à un riche homme d'affaires (Haydon) qui lui présentera une « amie ». C'est la phase d'approche. Les rencontres seront filmées. Puis on agite l'appât sous le nez du poisson, le poussant à se révéler « en rendant service ». C'est la phase de recrutement. On le présente à un nouvel homme d'affaires qui lui fait comprendre qu'il est assis sur une mine d'or. Tout cela en douceur, en finesse et en dentelle.
« Un recrutement est toujours délicat. On ne peut jamais être certain que la cible va tomber. Quelque soit le degré de préparation, il y a toujours une part irréductible qu'on peut appeler la chance. A un moment donné, il faut sauter le pas et se lancer dans l'inconnu. C'est la part de joker dans le renseignement. Un jour ou l'autre, on doit jouer son tapis. »
« L'amie » choisie est une « call-girl » - Marie-Claude – interprétée ici par Sandrine Kiberlain dans un registre pour le moins inhabituel pour elle. Durant la phase de « casting », Eric Rochant sera soumis à une intense pression pour choisir une autre actrice, à la fois du producteur Alain Rocca que du directeur de la Gaumont. Comme une partie du film doit se tourner aux États-Unis, pourquoi ne pas embaucher une actrice américaine ? Mais Rochant tient bon. Il travaillera intensément avec Sandrine Kiberlain sur le rythme de Marie-Claude, sa nonchalance, son élégance naturelle, son absence totale de vulgarité.
Quoi qu'il en soit, le résultat est là, sur l'écran. Sandrine Kiberlain est absolument parfaite, d'une classe totale. Sa beauté et son jeu d'actrice sont d'un niveau à faire passer Sharon Stone dans « Basic Instinct » pour une poissonnière. Elle sera nommée pour cela pour le César du meilleur espoir féminin l'année suivante.
Son charme ne laisse pas indifférent Ariel et Marie-Claude s'en rend tout-à-fait compte malgré la façade dont se pare celui-ci en toute circonstance et toutes les scènes dans lesquelles ils se retrouvent en portent la marque. L'ambiance est électrique.
Mais Prieur se révèle émotionnellement plus fragile que prévu et l'opération est annulée avant d'être reprise en main par Yossi en personne. Celui-ci a un nouveau mot pour Ariel : « Ignominieusement ».
La nouvelle cible est Ahmed Sa'hadi, docteur en physique nucléaire. Une fois de plus, Marie-Claude est recrutée pour la première approche, plus précipitée cette fois. Plus question d'agir en douceur, en finesse et en dentelle. Mais quelque chose dérape. Il faut « repêcher la pute ». Yossi s'en charge personnellement. Ariel craque alors et se précipite sur les lieux du rendez-vous en dépit des ordres. Il arrive juste à temps pour voir partir une camionnette du SAMU : « Une jeune femme qui s'est fait rouler dessus, une vraie boucherie. »
Cette partie du film fait sans doute référence à l'assassinat par le Mossad dans la nuit du 13 au 14 juin 1980 dans un hôtel parisien de l'égyptien Yahya Al-Meshad, membre de la Commission atomique irakienne.
A partir de là, Ariel vivra constamment dans le doute. Marie-Claude a-t-elle été « repêchée » ou assassinée ? Et son image ne cessera de le hanter, en particulier dans les moments de crise.
Des chasseurs F-16 traversent le ciel à grande vitesse.
Suit ce célèbre discours de Menachem Begin de 1981 suite au raid de l'aviation israélienne le 7 juin contre le réacteur nucléaire d'Osirak en Irak lors de l'opération « Opéra ». De sa voix gutturale, on entend le premier ministre nationaliste – très marqué par la Shoha - solennellement déclarer à la télévision israélienne : « Israël has nothing to apologize for. There won't be another holocaust in the history of the jewish people. Never again. Never again... »
On retrouve ensuite Ariel à Paris, seul. Il s'agit en fait là d'un « flash-forward ». Caché, il espionne Laurence et sa fille qu'il n'a jamais vu. Pour cela, il est devenu l'amant de la bonne, Héléna, ce qui lui permet d'entrer et de sortir de l'appartement régulièrement : « Les maisons que vous habitez n'ont pas de secrets pour nous. Vos voisins sont nos amis, vos femmes de ménage nos confidentes. »
Fouillant un peu, il trouve les cartes qu'il envoie régulièrement à Laurence. Héléna lui explique : « Il ne lui envoie que des cartes. Moi je crois qu'il est fou en Israël. » Comme son oncle ?
Au cours d'une de ces rencontres fortuites, Daniel, le nouvel amoureux de sa sœur revient à l'improviste. Ariel se cache avant de quitter précipitamment l'appartement. Il ne s'apercevra que plus tard qu'il y a oublié son briquet.
Revenons à la chronologie normale. Nous sommes en 1987. On retrouve Ariel faisant un topo de l'opération parisienne devant un parterre d'agents des États-Unis. On évoque le cas de Marie-Claude. L'un des agents murmure à son voisin que si elle est juive, ils l'ont exfiltrée, si c'est une « goy », elle est morte.
L'un des hommes présents boit littéralement les paroles d'Ariel. Il le retrouve un peu plus tard dans la rue « par hasard » et se présente candidement (carte d'identité à l'appui) comme membre de la NSA/SCI (National Security Agency/Sensitive Compartmented Information). Suite à Ozirak, les USA ont décrété un embargo sur les informations sensibles à partager avec leur allié israélien. Cet homme, c'est Jeremy Pelman (Richard Masur, que Rochant a choisi après l'avoir vu dans « Heaven's Gate » de Michael Cimino), il est juif et se propose de compenser ce manque de coopération en livrant de sa propre initiative des informations au Mossad.
On entre ici dans une version romancée de l'affaire « Jonathan Pollard ».
Le cas Pelman force l'Unité 238 a prendre une grave décision. La façon dont Pelman a contacté Ariel tient de l'amateurisme le plus total. Il a tenté par le passé de rentrer à la CIA mais a échoué au détecteur de mensonge. C'est un ancien consommateur de marijuana, un affabulateur. Le Mossad n'a pas voulu de lui. Il est classé douteux et l'analyse graphologique s'est révélée catastrophique.
Mais voilà, les informations qu'il a fourni ont rendu les spécialistes d'Aman (les services d'espionnage militaires) admiratifs.
Yossi, en tant que chef de « l'Unité Atomique » prend donc la décision de lancer l'opération « Aladin ». Celle-ci sera menée à l'insu du Mossad et du gouvernement. Il n'y aura « pas d'archives, pas d'informatique, pas de secrétaire, pas de rapports écrits. »
« Nous nous apprêtions à enfreindre deux lois fondamentales du renseignement Israélien : ne jamais espionner les États-Unis, ne pas porter atteinte aux accords de coopération entre nos services. Ne jamais utiliser un agent juif contre son propre pays. »
Dans le scénario, ce texte est légèrement différent et se voit ajouter la conclusion suivante : « Mais ces deux lois concernent le Mossad et Yossi dirigeait un autre service, l'Unité 238. Il ne se sentait pas lié par ces règles. Il semble d'ailleurs qu'il n'était lié par aucune règle. »
Dans le même temps, Ariel reste obsédé par le souvenir de Marie-Claude. Il interroge un ami Raphael Chavit, spécialisé dans la fabrication de faux passeports et qui lui explique comment reconnaître sa « signature ». Mais celui-ci s'agace : « Yossi m'interroge tous les jours pour savoir ce que tu as dans la tête... Je n'ai pas fait de passeport pour elle. »
Puisque le premier contact s'est fait avec lui, c'est Ariel qui gèrera Pelman. Il le rencontre à Washington... et le voit débarquer avec sa femme : Catherine (Nancy Allen, ex-épouse de Brian de Palma avec laquelle elle a tourné trois films). Ariel tente de le convaincre de la renvoyer mais Pelman insiste : de toute façon, il lui racontera tout.
Dans le scénario, Ariel tient un long discours à Pelman. Cherche t-il à le dissuader ou s'agit-il du discours standard donné à toute recrue potentielle ?
« Vous ne savez pas où vous mettez les pieds. Vous allez vivre dans la peur et le mensonge 24 heures sur 24.
Vous n'aurez plus d'ami. Vous allez devoir faire attention à ce que vous dites dans votre propre maison.
Vous vous sentirez traqué jours et nuits.
Vous êtes encore un homme libre, vous ne le serez plus. »
Pelman rejette tout cela d'un revers de main. Ariel en conclut dans son journal : « Ce type était un danger public. »
Au début, tout se passe bien. Il est entendu que Pelman espionnera « dans » son pays, pas « sur » son pays. Par ailleurs, il refuse toute rétribution. Son rêve, c'est de s'installer en Israël avec Catherine.
Le matériel transmis par « Aladin » enthousiasme le Mossad mais son chef – Zoar – n'est pas dupe : « Si jamais Aladin est américain, je peux vous prédire qu'il sera pris tôt ou tard et que nous serons alors responsables d'une des plus grandes merdes diplomatiques de notre histoire. Si jamais Aladin est américain... »
Yossi : « C'est un cas de figure très improbable. »
Mais Pelman se montre excessivement imprudent, attirant l'attention de son supérieur par ses absences et son manque de rentabilité. Dans une scène coupée, il montre à Ariel sa nouvelle acquisition : un Beretta .22.
Finalement, lors de congés en France avec sa femme, Pelman se fait présenter à Yossi. Ariel a tout le loisir de contempler la catastrophe qui s'annonce : la cage se referme sur un Pelman totalement inconscient. Désormais, Yuri sera son contact à Washington.
Emmenant une Catherine décontenancée hors de la suite d'hôtel, Ariel, lui-même perturbé croise une femme qu'il prend pour Marie-Claude.
Plus tard, comme s'il lisait dans ses pensées, Yossi lui lance : « Marie toi, fais des enfants. Mais pas avec une pute... »
Puis la merde frappe le proverbial ventilateur : Pelman craque. Il ne veut plus avoir à faire avec Yuri. Les exigences de l'Unité 238 se font toujours plus nombreuses, plus pressantes. Il refuse de parler à qui que ce soit d'autre que Ariel. Il l'ignore encore mais il est sous surveillance.
Pelman sera sacrifié sur l'autel des relations Israélo-Américaines.
Dans une scène non filmée, Yossi explique : « En territoire ennemi, on ne doit pas se faire prendre pour ne pas se faire descendre. Aux États-Unis, on ne doit pas se faire prendre pour que le pays ne se fasse pas descendre. »
Ariel disparaît.
A la suite d'une réunion du Mossad au cours de laquelle Yossi nie que Pelman et Aladin ne sont qu'une seule et même personne, celui-ci a une conversation sur la plage avec Zoar qui n'est toujours pas dupe des mensonges de Yossi et s'inquiète de la disparition d'Ariel et de ses possibles répercussions. Il est classé « représentant une menace pour le pays ».
Une autre réplique coupée du scénario nous en apprend un peu plus sur Yossi : « J'ai été éduqué par tous ces juifs allemands... logiques, précis... sains d'esprit et dépourvus de paranoïa... qui forment aujourd'hui une montagne de cendres. »
Yossi sort un briquet de sa poche et joue avec. C'est celui d'Ariel.
Dans une autre scène non tournée, on retrouve Ariel chez son père, fin 1988. Gorbatchev est au pouvoir en Union Soviétique et a lancé son programme de « Perestroïka » lors de la XIXe Conférence du Parti. Il s'agit de se diriger vers un « socialisme intégral », étape devant mener automatiquement à un « communisme intégral » au travers d'une définition humaniste et pacifiste du socialisme.
Albert lance à son fils : « Je te souhaite de ne jamais vivre ce que j'ai vécu... croire en quelque chose toute sa vie et te rendre compte que tu t'es fait baiser... »
« Les choses étaient simples, elles se sont compliquées. Par deux fois j'ai essayé de sauver des gens que j'aimais bien. Par deux fois j'ai échoué. Certains sont morts, d'autres paient très cher leurs rêves d'enfance. J'ai appris à ne pas m'exagérer mon importance. »
Ariel arrive au bout du chemin. Son destin est sur le point de s'accomplir d'une façon ou d'une autre. Ce soir là, il débarque chez Laurence. Cela fait dix ans qu'ils ne se sont pas vus. Il lui a apporté un cadeau, pour marquer le coup, et son journal. Enfin, après toutes ces années, il peut enfin rencontrer son adorable petite nièce. Lui au moins s'abstiendra de sortir un Beretta de sa poche pour l'impressionner.
D'autres personnes sont là : un couple d'amis et Daniel, le nouveau compagnon de Laurence. Celle-ci lui propose de dormir chez elle plutôt qu'à l'hôtel (dans le film, il n'est plus question du père). Ariel accepte.
A table, il demande à Daniel (qui est présenté comme travaillant dans un ministère) :
« Qu'est-ce que vous faites dans la vie ? »
« La même chose que vous. »
La messe est dite. Daniel accompagne Ariel « chercher ses bagages ». Laurence ne lira jamais son journal. Yossi a un nouveau mot pour Ariel : « Atermoiement ».
« Quant à l'atermoiement fin février et fin avril, M. Victor Hugo ne l'accepte pas. Une affaire ajournée n'est point une affaire finie. » Hugo, Correspondance,1862, p. 431.
A l'époque du tournage, le film se démarque par l'ambition de son réalisateur. Les extérieurs seront tournés à Paris, Tel-Aviv et Washington, les intérieurs aux studios SFP de Brie-sur-Marne. Selon le désir de Rochant, le film sera tourné « selon l'histoire, pas les décors. »
Rochant vient de passer une année d'écriture et des mois de préparations dessus. L'une de ses idoles – Sergio Leone – aura une influence déterminante sur le découpage se traduisant par l'amorce d'une scène sur un objet signifiant, qui dit « quelque-chose ». Cette influence se ressent aussi dans l'utilisation du silence pour faire monter la tension dans les moments de calme.
Le budget est particulièrement élevé pour l'époque : 72 600 919 francs, soit 25 millions d'euros aujourd'hui. C'est le plus gros budget de l'année.
Quatre semaines avant le début du tournage, Alain Rocca se voit lâché par un important investisseur à hauteur de 10% du budget. Il faut trouver 6 millions en quelques heures. L'affaire sera réglée lors d'un déjeuner avec Gérard Louvain, producteur de télévision, de musique, de cinéma et de spectacles.
Le tournage commence le 26 octobre 1992. Il durera 24 semaines, 120 jours.
La première scène tournée semble très simple : Jean-François Stévenin doit ouvrir le coffre d'une voiture, effectuer un échange de mallettes, le refermer. Rochant mettra six heures à tourner celle-ci.
Stévenin et le reste de l'équipe font alors connaissance avec la « méthode Rochant ». « Normalement, on installe le décor, les lumières. On fait un essai, trois essais, et là , il se passe quelque-chose. »
A l'opposé, Rochant consacre toute la matinée aux répétitions dans le décor, comme sur une scène de théâtre.
La séquence du restaurant au cours de laquelle Prieur est « retourné » se fait avec un acteur israélien à peine débarqué de l'avion, un dimanche. Les répétitions durent trois heures, puis on fait « six, sept, huit prises puis on recommence dans un autre mental. » (Stévenin) Trois versions seront ainsi tournées avec le même texte, les mêmes gestes, mais un autre « mental » à chaque fois.
Beaucoup de plans sont très découpés, mais comprennent aussi des plans séquences et des contre-plans séquences.
A la fin de la première semaine, le tournage est menacé par un risque de grève. Malgré tout, celui-ci reprend le lundi suivant.
En tout, ¾ d'heures de scènes seront coupées et « les spectateurs les (regretteront) sans les connaître. » (Rochant)
En plus de la très belle partition de Gérard Torikian, de nombreuses scènes de tension sont soutenues par la superbe « Asturias » ou « Leyenda » composée pour le piano par le compositeur et pianiste espagnol Isaac Albéniz et ici interprétée dans sa version guitare. Tous les amateurs des « Doors » la reconnaitront.
La première du film a lieu en France au printemps 1994 et entraine un énorme enthousiasme.
« On a enfin, entre les mains, un grand film qui sait émouvoir le public. » (Alain Rocca)
La sortie est prévue le 9 mars mais est finalement repoussée par la Gaumont pour une présentation au Festival de Cannes. Gilles Jacob, président du festival, parle d'un « film de stature internationale. »
Présenté en compétition le vendredi 21 mai au cours d'une projection tardive, le film suscite un enthousiasme délirant : dix minutes d'applaudissements continus de toute la salle. Jean-François Stévenin, présent, déclarera : « Tout part de partout ».
L'équipe du film est sur un nuage. Elle ne va pas tarder à s'écraser.
Les premiers signes avant-coureurs surviennent le soir même durant l'émission de Michel Field sur France 2. Le journaliste Thierry Jousse – rédacteur-en-chef des « Cahiers du Cinéma » - descend le film, l'accusant de « donner une image d'Épinal d'Israël » et de ne pas poser la question du conflit Israélo-Palestinien. Or le Mossad traite très marginalement des questions palestiniennes car la potentialité de nuisance de l'Autorité Palestinienne est extrêmement faible par rapport à des états-nations arabes ou musulmans.
Jean-Michel Frodon du « Monde » s'estime « trahi », « Libération » qualifie le film de « merde ». De façon totalement absurde, ceux-là mêmes qui ont encensé le film quatre mois plus tôt le trainent maintenant dans la boue. Pour résumer, on reproche à Éric Rochant de ne pas prendre parti ou alors on le soupçonne de prendre le « mauvais » parti.
Polémiques ridicules. Les critiques passent totalement à coté des éléments qui font la force, la puissance de ce film : son réalisme (notons au passage que le film a été tourné en français en France, en hébreu en Israël et en anglais aux USA. A quand remonte le tournage d'une production internationale réalisée entièrement dans une autre langue que celle de Shakespeare ?), une violence qui est présente mais uniquement de façon symbolique (pas d'explosion, pas de coups de feu, l'attentat contre la belle-mère de Prieur n'est jamais montré, pas plus que la « mort » de Marie-Claude), une vision sombre et oppressante de ce monde de l'ombre.
Le film offre une vision défantasmée du Mossad, romancée certes mais très pragmatique.
Le lendemain voit la présentation officielle de « Pulp Fiction » de Quentin Tarantino. « Les patriotes » se voit « physiquement chassé par un autre film. »
Dimanche soir, « Pulp Fiction » remporte la Palme d'Or. « Les patriotes » repart les mains vides. L'équipe se retrouve à souper dans une pizzéria d'Antibes.
Sorti dans la précipitation en juin, le film sera un échec commercial, perdant un million d'euros.
Des années plus tard, Stévenin en dira : « Ma plus grande expérience de tournage comme acteur » et Attal : « C'est mon meilleur souvenir d'acteur, sans aucun doute », mais qualifiera aussi le film de « long, noir et lent. »
Eric Rochant fera trois autres films dans les années qui suivront : autant d'échecs. Il interrompra sa carrière de 2000 à 2006, à l'exception d'un documentaire - « Traders » - su Imad Laoud, le trader au centre de l'affaire « Clearstream 2 ». Après deux autres films, il revient par l'intermédiaire de la télévision avec surtout « Le bureau des légendes », série qui se passe au sein de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE). Cette série d'espionnage sera encensée par la critique aussi bien française : « A ce jour, cette série est la meilleure jamais faite en France » (Le Figaro), qu'à l'étranger : « Une histoire d'espionnage captivante, racontée avec sophistication et filmée avec une aisance cinématographique » (Broadwayworld). A noter que la série a bénéficié du soutien de la DGSE.
Yvan Attal, qui a porté le film sur ses épaules, ne tournera plus pendant deux ans. Il a depuis repris sa carrière d'acteur et réalisé lui-même cinq long-métrages
« Vous avez toujours du suspense avec les espions. Ils mentent toujours. Ils ont toujours peur qu'on les découvre. Quand il y a un événement historique, il y a toujours une version officielle et une histoire en arrière. L'espion, lui, connaît toujours l'histoire en arrière. Parce qu'il vit dans ce monde secret. »
http://www.lapresse.ca/arts/livres/entrevues/201710/11/01-5139678-ken-follett-les-hommes-napprennent-jamais-de-lhistoire.php