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"Voilà ce que les hommes font"

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J'en ai une solide à vous raconter.

Hier, j'ai participé à une réunion de parents avec la directrice. Le but de celle-ci était d'élaborer le plan d'intervention d'une élève. Un P.I., pour ceux qui l'ignorent, est essentiellement la liste des mesures mises en place pour venir en aide à un élève en difficulté.

Et pour être en difficulté, la petite l'est vraiment. TDAH, dyspraxie, dyscalculie, dysorthographie, etc.

La directrice demande à me parler avant que les parents arrivent. Elle me dit qu'ils sont dans tous leurs états et qu'ils sont très inquiets. Le problème, c'est que la petite a subit des échecs importants dans les deux évaluations que j'ai données jusqu'à date en lecture et en maths. Les notes sont abyssales et oscillent autour de 40%.

J'étais à la fois étonné et pas du tout surpris qu'ils en soient si renversés.

Étonné parce que, au début de l'année, la mère m'a carrément dit qu'elle sait que sa fille est en grande difficulté, qu'elle ne s'attend pas à ce qu'elle réussisse son année et qu'elle prend pour acquis qu'elle n'ira pas au régulier l'an prochain. Je croyais donc avoir à faire à une famille qui a des attentes réalistes, ce qui n'est manifestement pas le cas.

Mais en même temps, je n'étais pas du tout surpris parce que ceci arrive à chaque année. Le problème, c'est que les enseignantes de 5e année ont tout le loisir d'être très généreuses et magnanimes dans leurs évaluations. Elles donnent généralement des notes trop élevées à leurs élèves et peuvent se permettre de le faire puisqu'il n'y a pas d'évaluation ministérielle à la fin de la 5e. Alors elles s'en donnent à coeur joie et lorsque les enfants arrivent dans ma classe, leurs notes plongent et c'est moi qu'on accuse d'être trop sévère, vous voyez le cirque?

Or, moi, je n'ai pas le choix d'être exact dans mes évaluations. Je connais le niveau des évaluations du ministère à la fin de l'année, je sais quelles notions doivent être maîtrisées pour les réussir et je n'ai pas de marge de manoeuvre. Si je me mets à corriger comme les p'tites Madames de 5e année, les élèves vont avoir de belles notes tout au long de l'année et se casser la gueule aux examens finaux.

De plus, j'ai toujours considéré que ce type d'évaluation artistique est malhonnête et mensonger. Moi, quand je corrige, je suis purement cérébral. L'émotif ne joue aucun rôle. Je ne regarde même pas le nom de l'enfant pour m'éviter tout biais positif ou négatif. Je suis analytique, cartésien et juste. Je ne me laisse pas influencer par des facteurs extérieurs, j'évalue froidement le travail qui m'est présenté et je lui accorde la note qu'il vaut, point. Aucune autre considération n'entre dans le processus. Peu importe que l'enfant soit sympathique ou pas, poli ou pas, serviable ou pas, travaillant ou pas. Rien de cela ne constitue un critère d'évaluation alors je n'en tiens pas compte.

Vous devinerez que mes collègues de 5e année font exactement le contraire.

Or, j'ai la profonde conviction que ce que je fais est dans le meilleur intérêt des enfants. Si je donne une mauvaise note à un élève, je suis en train de tirer la sonnette d'alarme et de lui dire que quelque chose ne va pas. Il doit faire mieux pour rectifier la situation. Peut-être que le jeune doit se présenter en récupération, peut-être que ses devoirs sont mal faits, peut-être qu'il ne pose pas assez de questions... et c'est un signal pour l'école aussi qui doit voir quelle aide extérieure peut être donnée à cet élève, que ce soit de l'orthopédagogie ou des aides technologiques.

Si je booste les notes pour que tout le monde aient de beaux résultats, les élèves qui ont besoin d'aide ne la reçoivent pas et ceux qui ne font pas du bon boulot n'apprennent pas à mieux travailler.

Comprenez-moi bien, je ne suis pas un fan de l'évaluation. Pour être honnête, elle me fait royalement chier. Elle prend une quantité déraisonnable de mon temps, mais dans le système actuel tel qu'il est, je n'ai pas le choix, alors aussi bien le faire correctement.

Il me semble que ce que je fais est honnête, transparent, consciencieux et juste. Il me semble que, s'il y a un ajustement à faire, c'est du côté de mes collègues de 5e année qu'il faudrait regarder.

Mais, évidemment, vous devinez que ce n'est pas ce qui s'est passé hier.

Essentiellement, on m'a accusé d'être insensible. On m'a reproché D'ÉCRIRE LA NOTE sur le test! La directrice a pris une de mes évaluations sur laquelle j'avais (évidemment) écrit la note et elle a dit: "Regardez ça. Les femmes font plus attention pour être plus douces et compréhensives. Voilà ce que les hommes font."

J'étais estomaqué.

La directrice m'a ensuite questionné, DEVANT LES PARENTS, à propos de ma façon d'enseigner. Elle m'a demandé comment j'introduisais des nouvelles notions de maths. Parce que, voyez-vous, je fais seulement ce putain de métier depuis 20 ans alors il est parfaitement envisageable que je sois un incompétent qui ne sait pas enseigner.

On m'a demandé si j'aidais la petite. J'ai répondu qu'en 6e année, j'aide les enfants qui le demandent parce que je veux leur apprendre à être autonomes, à être responsables et à prendre l'initiative de demander de l'aide lorsqu'ils en ont besoin. Les parents ont rétorqué que leur fille ne le ferait jamais. J'ai répondu que, au contraire, bien qu'elle ne le faisait effectivement pas au début de l'année, elle s'améliore beaucoup à ce niveau-là et elle fait appel à moi de plus en plus souvent. Il reste du chemin à faire, mais elle progresse.

La directrice m'a dit que je devais offrir mon aide à la petite même si elle ne le demande pas. Je lui ai dit que, dans son cas à elle, je le faisais à l'occasion, mais qu'elle me répond généralement qu'elle n'a pas besoin d'aide. La directrice a alors dit que je devais l'aider quand même. Bref, je suis en train de rendre cette élève plus autonome, mais on me demande de torpiller tout ça et de l'aider, même contre son gré s'il le faut!

Et au-delà de tout ceci, remarquez que la réaction des parents et celle de la directrice se rejoignent sur un point crucial: si la petite échoue, ce doit nécessairement être de ma faute.

Ce n'est pas parce que la petite a des difficultés colossales. Ce n'est pas parce que son prof de 5e a été trop généreuse dans ses évaluation et l'a placée dans une classe régulière de 6e où elle n'a quasiment aucune chance de réussir. Ce n'est pas parce que la petite pourrait faire ceci ou cela pour s'améliorer... non, c'est ma faute. Ce doit être moi qui n'enseigne pas bien ou qui ne l'aide pas assez. C'est moi qui suis sur la sellette.

Et en plus, m'a-t-on dit, les notes que je lui ai données l'ont fait pleurer et affectent son estime d'elle-même.

Décidément, quel esti de gros chien sale je suis...

C'est complètement exaspérant.

Vous vous demandez comment des analphabètes obtiennent des diplômes?

Ben c'est comme ça.

Quand tu ne veux pas te faire chier, tu boostes les notes des élèves, tu t'arranges pour que tout le monde passe et tu te la coules douce.

Si tu as le malheur de donner à un élève la note qu'il mérite, tu passes un très mauvais quart d'heure. Et tu te fais dire que tu es un gros sans-coeur parce que tu es un homme.

C'est ça l'école du 21e siècle.




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