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Anonymat

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Mon éditeur m'a récemment fait part de son intention de publier mon livre plus tôt que prévu. Il est maintenant question qu'il voit le jour vers le début du mois de février.

Par la même occasion, il a tenté de me convaincre de renoncer à l'anonymat et de "porter" le livre avec ma vraie identité.

Sa demande m'a replongé dans un profond questionnement parce que, évidemment, il y a une partie de moi qui est tenté d'accepter. Mais après mûre réflexion, je lui ai répondu que je tenais à l'anonymat. Voici les raisons que j'ai évoquées.

Premièrement, au-delà de ce que j'ai vécu, mon histoire est universelle car elle reflète la réalité de tous les enseignants et éducateurs masculins qui oeuvrent auprès des enfants. En demeurant anonyme, je crois que mon histoire sera moins perçue comme un cas isolé et davantage comme la réalité de beaucoup de monde. Et c’est ce que je souhaite. L'auteur pourrait être n'importe qui et tout le monde. Ce que j'aimerais par dessus tout, c'est transcender mon histoire personnelle et provoquer une grosse remise en question. Je ne veux pas être qu'un fait divers isolé.

Deuxièmement, si je m'identifie, je suis convaincu que ma réputation sera sérieusement entachée. Je serai connu comme "le prof qui a été soupçonné de pédophilie" et lorsqu'il est question de cette déviance particulière, le soupçon a autant de poids dans l'esprit des gens qu’un verdict de culpabilité. Je n'ai pas envie de traîner ce boulet pour le reste de ma carrière. Pire, je ne veux pas que mes enfants deviennent les "fils du prof soupçonné de pédophilie". Depuis les faits relatés dans le livre, j'ai changé de commission scolaire, j’ai échappé à mes bourreaux, personne ici ne me connaît, j'ai réussi à laisser tout ça derrière moi et c'était clairement la bonne chose à faire pour ma famille et pour ma santé mentale.

Troisièmement, ce livre va déranger beaucoup, beaucoup de monde. Et, comme vous le savez bien, il y a deux façons de réagir lorsqu'on entend des propos qui viennent bousculer nos convictions: on peut trouver des contre-arguments (ce qui exige intelligence, travail et réflexion) ou on peut tout simplement discréditer et démolir le porteur du message. Je n'ai aucun problème avec la première réaction, mais c'est plus souvent qu'autrement la seconde qui est utilisée et je n'ai aucune envie de voir mon nom traîné dans la boue sur la place publique.

Quatrièmement, je ne sous-estime pas la cruauté des gens qui m'ont fait subir l'enfer que je raconte dans ce livre. Et je ne sous-estime pas leur soif de vengeance si je publie ce livre sous mon vrai nom, ce qui aurait pour effet de les identifier indirectement. Ceci est particulièrement vrai de mon ancienne directrice qui est tout simplement obsédée par son image et sa réputation. Je la connais suffisamment pour savoir qu’elle ne reculerait devant rien pour se "défendre" et elle a démontré par le passé qu'elle ne ressent aucune hésitation à faire appel à la diffamation et au mensonge pour arriver à ses fins. Et comme pour la dernière fois, elle pourrait compter sur le soutien ou le silence de mes ex-collègues et la collaboration de parents à l’imagination délirante. Sans parler du département des communications de mon ancienne commission scolaire qui l’assisterait sans hésiter, comme il l'a déjà fait. Non seulement je n'ai pas les moyens de me lancer dans des combats juridiques pour défendre ma réputation, mais je crains de voir le message du livre réduit à une chicane entre deux personnes spécifiques, à deux versions des faits incompatibles et contradictoires. Les gens ne sauront pas à laquelle des deux ils doivent croire et je risque de perdre toute crédibilité.

Cinquièmement, dans mon expérience, la seule façon de survivre dans ce métier quand on est un homme, c'est de maintenir un profil bas. Dans l'école où je travaille présentement, contrairement à ce que j'ai fait par le passé, je ne m'objecte plus aux façons de faire avec lesquelles je suis en désaccord et je ne manifeste plus de dissidence. Je me tais. Je n'exprime plus mes opinions en présence de mes collègues. Vous lirez sans doute ceci avec dégoût devant ma lâcheté, mais c'est comme ça. Après 20 ans de batailles, j'ai rencontré mon Waterloo et j'en suis là. Et mes relations avec mes collègues sont présentement beaucoup plus harmonieuses que tout ce que j'ai connu dans le passé. Si je publie ce livre sous mon nom, je vais encore me retrouver à jouer le rôle du rebelle, du casse-pied et de l'empêcheur de tourner en rond et comme par le passé, on me le fera payer très, très cher. Je serai de nouveau ostracisé, diffamé et indûment placé sur la sellette. J'ignore même s'il me sera possible de continuer à enseigner dans ces conditions. Même si je voulais changer d'école, ce serait en vain puisque ma réputation me précéderait.

Sixièmement, la dépression majeure qui a marqué pour moi la fin de cette saga a été une expérience très traumatique. Il est difficile d'être mis face à ses propres limites de la sorte et de se découvrir une telle fragilité. Je m'étais toujours cru invincible et maintenant, je sais à quel point je ne le suis pas. Bien sûr, quelques années ont passé et je me suis reconstruit, mais je n'ai pas envie de subir à nouveau une épreuve comme celle-là. Je ne suis plus convaincu que j’aurais la force d’y survivre une seconde fois.

La septième raison et non la moindre, c'est que j'ai promis à ma femme que je publierais ce livre anonymement. Personne n'a plus souffert de ce que j'ai vécu, à part elle. Elle s'est retrouvée avec deux enfants en bas âge, un mari dépressif et souffrant qui était incapable de l'aider comme avant, sans parler de la perte de revenu causé par mon arrêt de travail. Ça a été un calvaire pour elle et mon couple en a beaucoup souffert. Nous n'avons pas terminé de réparer tous les dommages, trois ans plus tard. Si je serais difficile à convaincre, la tâche serait encore plus titanesque dans son cas. Elle ne veut pas d'une autre crise et elle veut protéger notre famille de la cruauté des gens qui s'en prendront inévitablement à moi. Elle ressent déjà énormément d’appréhension face à la publication de ce livre, même sous un pseudonyme, alors imaginez si je le faisais sous mon vrai nom.

Je réalise que la plupart de ces raisons, pour ne pas dire toutes, se résument à la terreur. Je ne ressens aucune fierté face à ce qui pourrait être perçu comme un pitoyable manque de courage. Mais malheureusement, parfois, les peurs sont fondées et je crois que c'est bien le cas ici. J’aimerais bien être le Serpico du monde de l’éducation, mais je ne suis plus aussi naïf qu'avant et je crois que le prix à payer serait trop élevé.

Mon éditeur m'a répondu qu'il comprenait. Le livre sera donc publié anonymement.

Je ne suis pas très fier de mon manque de courage... mais c'est sans aucun doute mieux ainsi...




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