On adapte tous nos propos à la personne à qui on s'adresse. On fait tous ça. C'est ce que certains appellent un "filtre".
Les musulmans ne sont pas différents de n'importe qui d'autre à cet égard. Et évidemment, lorsqu'on leur demande ce qu'ils pensent du massacre des caricaturistes, la vaste majorité d'entre eux vont répondre leurs platitudes habituelles, c'est-à-dire que ce n'est pas le vrai Islam, le vrai Islam est une religion de paix, blablabla.
Mais ce n'est pas ça le fond de la pensée d'un très grand nombre d'entre eux. Comment je le sais?
Quand j'enseignais à Montréal, j'avais de nombreux élèves de familles musulmanes et je les ai vus répéter des trucs abominables qu'ils avaient entendus à la maison. Des trucs que jamais les adultes n'auraient dits devant moi. Mais entre eux, le filtre tombe et ils disent ce qu'ils pensent vraiment. Et comme les enfants ne maîtrisent pas très bien cette histoire de filtre, ils répètent ce que leur parents disent avec une inconscience et une naïveté désarmantes.
C'est exactement ce que les enseignants français observent dans leurs classes ces jours-ci et c'est non seulement très révélateur, c'est aussi carrément ahurissant et terrifiant.
Extrait de cet article de L'Express:
Hélène ne s'y attendait pas. Professeure des écoles dans un établissement du nord de Paris situé en réseau d'éducation prioritaire (ex-ZEP) , elle a entamé la journée de jeudi en expliquant à ses élèves de CM1 de 9-10 ans, le pourquoi du comment de la minute de silence avant la cantine.
Elle n'avait pas terminé son propos introductif que des élèves l'interrompent. "Oui mais ils n'avaient pas le droit de se moquer du prophète", lance l'un. "Ils n'avaient pas qu'à se moquer de notre religion", enchaîne une autre. Hélène est médusée. Elle tente de les éclairer sur la liberté d'expression, la liberté de parole. "Si j'étais la seule à pouvoir parler et que vous étiez réduits au silence, comment réagiriez-vous?", les interroge l'enseignante qui exerce depuis quatorze ans et qui n'a pas souvenir d'une telle réaction.
Petite moue dubitative de certains écoliers. "Tant pis pour eux, comme ça, ils n'écriront plus c'est dur d'être aimé par des cons!", renchérit même un enfant en référence à une Une de Charlie de 2006 d'une caricature de Mahomet "débordé par les intégristes". L'institutrice leur rappelle alors les déclarations sans équivoque du recteur de la Mosquée de Paris Dalil Boubakeur condamnant l'attentat. "Lui il ne faut pas l'écouter parce qu'il fréquente des juifs", la coupe Imad. "Choquée", "très seule", "désarmée", au bord des larmes, Hélène préfère mettre un terme à la discussion. L'après-midi, la directrice est venue dans la classe pour engager le dialogue, sans grand succès non plus.
Même si elle est consciente que les élèves ne font que répéter ce qu'ils entendent, cela ne suffit pas à rassurer Hélène sur l'avenir."Ils n'ont pas de notions de respect des droits, de respect de l'autre", déplore -t-elle. Et de s'inquiéter: "Qu'est-ce qui va se passer quand on va aborder l'histoire des religions?".
Extrait de cet article du Figaro:
Sans explications préalables, la minute de silence n'a pas toujours été un exercice facile à faire jeudi dans les écoles, collèges et même lycées.
(...) Certains, d'ailleurs, ont préféré éluder ce moment, pour éviter tout trouble. «Impossible d'engager un débat sur le sujet», explique un professeur de philosophie de l'Essonne. Ces minutes ont même parfois dérapé. «Je te bute à la kalach», a lancé à Lille un élève de quatrième à son enseignante, pendant cette minute de silence.
(...) Dans une école élémentaire de Seine-Saint-Denis, pas moins de 80% des élèves d'une classe ont refusé cette minute de silence. «Certains reproduisent des discours complotistes», explique l'enseignant qui, à force de discussion, a finalement convaincu la moitié d'entre eux.
À l'image de ce qui s'est joué sur les réseaux sociaux, avec des réactions de soutien aux terroristes, certains élèves ont aussi fait entendre leurs convictions. «Mais vous ne comprenez pas, le Prophète, ils n'auraient pas dû le dessiner (…). Il est au-dessus des hommes», a lancé une élève de sixième à son professeur. Un élève d'une enseignante de français dans le XIIIe arrondissement de Paris l'a interpellée en ces termes: «Madame, c'est possible que je ne fasse pas la minute de silence? Je ne veux pas me recueillir pour des gens comme ça.» Un autre lui a lancé: «Ils l'ont bien cherché. On récolte ce que l'on sème à force de provoquer.» Dans cette classe de troisième comptant 26 collégiens, huit ont rejeté la décision de décréter un jour de deuil national. Dans un collège de Roubaix, un rassemblement de 400 élèves a été dominé par un «grand bourdonnement» et les réflexions de certains qui «ne comprenaient pas bien à quoi ça servait», rapporte un enseignant. Sur son compte Facebook, une prof narre la difficile journée de jeudi, expliquant vouloir demander sa mutation. Elle raconte avoir été accueillie à 8 heures par des «Moi j'suis pour ceux qui l'ont tué»…
«Ce qui m'a plus étonné, c'est que tant d'élèves ne savaient même pas ce qui s'était produit», raconte sur Twitter cet enseignant de banlieue parisienne. À la fin des cours, quelques élèves restent et lui demandent: «M'sieur, on peut voir des dessins de Charlie Hebdo? Personne ne veut nous en montrer.» Beaucoup en effet ont découvert le journal et les caricatures de ce funeste 7 janvier. L'enseignant leur a donc montré quelques dessins, dont le «C'est dur d'être aimé par des cons», représentant Mahomet. «Moi, ma mère dit qu'ils l'avaient bien cherché», lui glisse un élève.
Extrait de cet article du Monde:
«Je ne suis pas Charlie»: la phrase était inscrite sur le colis suspect trouvé, ce vendredi 9 janvier, dans la salle des professeurs du lycée Paul-Eluard de Saint-Denis. «Il n'y avait pas de bombe, mais des câbles et un détonateur», soufflent Maryam et Marie-Hélène, deux élèves de 1re, à la sortie des cours, encore chamboulées par «cette semaine de fous».
(...) La plupart des élèves croisés, vendredi après-midi, à Saint-Denis s'y reconnaissent. Ils condamnent l'assassinat des caricaturistes... Mais presque autant que leurs caricatures. Pour tous, la vie est sacrée, mais la religion aussi. «Moi, la minute de silence, je ne voulais pas trop la faire, lâche Marie-Hélène, 17 ans, je ne trouvais pas juste de leur rendre un hommage car ils ont insulté l'islam, et les autres religions aussi.»
(...) C'est aussi le cas d'Abdel, 14 ans, en 4e au collège Pierre-de-Geyter, un peu plus dans le sud de la ville. «Bien sûr que tout le monde a participé à la minute de silence, et il y avait tous les musulmans», insiste-t-il. Mais il ne cache pas sa motivation: «Je l'ai fait pour ceux qui ont été tués, mais pas pour Charlie [Charb], le mec qui a dessiné. Je n'ai aucune pitié pour lui. Il a zéro respect pour nous, les musulmans. Mais ce n'était pas la peine de tuer douze personnes. Ils auraient pu ne tuer que lui.»
(...) «Je ne suis pas d'accord avec le contenu [des caricatures], mais je suis contre l'attentat», affirme Yacine, avant d'ajouter: «Mais les dessinateurs, ils ne sont pas blancs dans cette affaire.»
C'est aussi le sentiment de quatre toutes jeunes filles de 6e à peine sorties de cours. «Des deux côtés, il y a des torts», tente Erica, qui se dit catholique comme ses amies. «Retirer la vie à douze personnes, c'est un crime contre l'humanité», croit-elle savoir, «et même s'ils l'ont un tout petit peu cherché, faut pas abuser...»
(...) Cette liberté d'expression, en dépit des explications que leur ont fournies leurs enseignants, reste pour la plupart des jeunes rencontrés à Saint-Denis un concept difficile à cerner, et qu'ils perçoivent comme incompatible avec leur foi. «On ne rigole pas avec la religion», affirme Allende, jeune majeur scolarisé au lycée professionnel Bartholdi, chrétien mais qui envisage une conversion. «C'est dangereux. S'ils ont tué Charlie, c'est parce qu'il ne respectait pas la religion. Ils ont attaqué l'islam, et là, ils voient un autre aspect de l'islam, la colère. Si Charlie continue, les jeunes ici vont bouger.»
Extrait de l'article du Point:
Quant à ce qui s'est passé dans ma classe, cette provocation, ce n'est rien à côté de ce que certains de mes collègues ont dû affronter. Durant la minute de silence, dans les autres classes, il y a eu plusieurs expulsions d'élèves, les uns parlaient, disaient des choses affreuses, les autres rigolaient. Un petit de 6e de confession musulmane a carrément refusé de respecter la minute de silence. Tous ces élèves un peu "retors" ont été envoyés chez le principal de l'établissement et chez l'infirmière scolaire pour entendre un discours différent de celui qu'ils entendent sans doute chez eux.
En début d'après-midi, j'ai accueilli une classe de 4e. Ils sortaient d'un cours de français pendant lequel ils avaient entamé un vif débat sur le sujet. Ils étaient bruyants, agités, je leur ai proposé qu'on poursuive le débat pendant mon cours. Certains jugeaient cet acte effroyable, traitaient les terroristes de "barbares". Mais un élève a commencé à exprimer son désaccord. J'ai ensuite remarqué qu'une autre assise au fond de la classe attendait sagement main levée qu'on lui donne la parole.
"Madame, me dit-elle, on ne va pas se laisser insulter par un dessin du prophète, c'est normal qu'on se venge. C'est plus qu'une moquerie, c'est une insulte !"Contrairement au précédent, cette petite pesait ses mots, elle n'était pas du tout dans la provoc. À côté d'elle, l'une de ses amies, de confession musulmane également, soutenait ses propos. J'étais choquée, j'ai tenté de rebondir sur le principe de liberté et de liberté d'expression. Puis c'est un petit groupe de quatre élèves musulmans qui s'est agité: "Pourquoi ils continuent, madame, alors qu'on les avait déjà menacés ?"
Plusieurs élèves ont tenté de calmer le jeu en leur disant que Charlie Hebdo faisait de même avec les autres religions. Leur professeur de français avait eu l'intelligence de leur montrer les unes de Charlie pour leur montrer que l'islam n'était pas la seule religion à être moquée. Mais ils réagissent avec ce qu'ils ont entendu à la maison.
Ce qui me désole, c'est la fracture que cet événement tragique a créée dans des classes d'habitude soudées. Tout cela a divisé les élèves. Il régnait aujourd'hui une ambiance glauque, particulière. Cette classe de 4e sympa, dynamique, était soudain séparée en deux clans. Les communautarismes ont resurgi d'un coup. Et ça me fait peur pour la suite.
L'école doit transmettre nos valeurs, mais on est parfois un peu trahis par les parents. On apprend les principes républicains aux enfants, mais une fois à la maison ils en font bien ce qu'ils veulent. Ils n'ont plus confiance en nous, professeurs. Ils ne nous prennent pas pour des alliés, mais pour des ennemis. En tant que prof, tu te demandes ce qu'ils peuvent penser de toi, de nous enseignants, nous qui avons la foi de leur apprendre. Nous avons devant nous des jeunes citoyens qui ont des idées telles qu'on est obligé de se demander: "Où allons-nous?"
Deux visions contradictoires du monde s'affrontent.
L'une d'elle est destructrice et excuse la violence et les meurtres. Elle s'oppose à la liberté d'expression et est favorable à la censure. Elle refuse la critique et condamne le blasphème. Elle considère qu'un dessin insultant est une raison valable pour tuer le dessinateur.
Et il faudrait éviter de la critiquer? Éviter de la froisser? Éviter de l'offusquer? Au nom de quoi? La liberté religieuse? Le multiculturalisme? La tolérance?
Et l'intolérance, il faut la tolérer elle aussi?